Éditorial
Toute discussion portant sur la notation pour l’électroacoustique et les médias numériques doit nécessairement aborder plusieurs questions afférentes toutes aussi importantes les unes que les autres. La compréhension de la nature, des besoins et des intentions liés à la représentation visuelle permet d’assurer la communication et la transmission efficaces et appropriées de l’œuvre ou de la pratique de performance écrite.
L’évolution des intérêts — musicaux, esthétiques et performance — a suscité l’exploration d’une profusion d’approches nouvelles ou expérimentales de la notation musicale ou du son au cours du siècle dernier, donnant lieu à l’émergence d’une grande diversité de styles et de types de représentation du phénomène sonore. Dans le domaine électroacoustique en particulier, le sens des symboles tout comme le rôle et la fonction de la notation se sont grandement diversifiés. Les approches les plus opérantes de la notation sont celles qui reflètent avec le plus d’efficacité leurs intentions, qu’il s’agisse de partition de performance, d’écoute ou de diffusion, de journal de mixage ou de tout autre format de partition. Nous nous intéresserons ici à la notation propre au domaine numérique, électroacoustique, art sonore et autres pratiques apparentées, en accordant une attention particulière à l’évaluation et aux problèmes liés à la représentation graphique des œuvres et des médias électroacoustiques. Certaines des questions soulevées dans cette réflexion peuvent également concerner le domaine de la musique instrumentale, mais elles trouvent une pertinence particulière dans le champ de la notation électroacoustique.
Représentation visuelle
Tous ceux qui connaissent divers types de notation musicale et qui sont conscients du fait que la majeure partie des formes de notation musicale sont des représentations symboliques ou graphiques plus ou moins réductrices d’une œuvre musicale (ou autre) ou d’une pratique qu’elles transmettent de manière visuelle, jugeront sans doute l’expression « représentation visuelle » pléonastique. La transmission orale n’est pas assujettie à la représentation visuelle, mais la dissémination à grande échelle d’une œuvre ou d’une pratique nécessite qu’elle soit écrite ou transcrite sur un support visuel. Même un texte descriptif est une forme de représentation visuelle : il est écrit pour être lu par quelqu’un! Il en va de même pour les œuvres dites conceptuelles qui sont transmises au moyen d’une partition de quelque sorte. L’expression « représentation visuelle » conserve donc son utilité puisqu’elle permet de distinguer entre les formes de transmission verbale et visuelle.
La représentation peut prendre diverses formes, chaque manifestation singulière émergeant d’une convergence particulière de besoins et d’intentions et devant remplir une fonction particulière pour la transmission de contenus qu’elle représente. Bien que l’usage et la compréhension de certaines formes de représentation reposent sur des conventions et des pratiques établies, les besoins auxquels répondent ces conventions varient grandement. Les pratiques de la notation n’ont cessé d’évoluer et de se renouveler au cours du siècle dernier; à l’instar des œuvres qu’elles servent, les formes existantes de notation se sont adaptées et de nouvelles formes ont vu le jour. Dans un processus continu de réévaluation, la pratique de la représentation et la diversité des œuvres s’alimentent et s’influencent réciproquement.
L’absence de vocabulaire commun pour la notation de l’électroacoustique et des pratiques apparentées a certainement eu pour conséquence de permettre un certain degré de flexibilité dans l’utilisation des symboles, graphiques et autres outils de notation par les compositeurs électroacoustiques, les interprètes et les analystes. Mais l’absence de méthodologie généralisée entraîne également une absence de conventions pour la compréhension. Ceci peut « entraver le développement de l’imagination orale dans ce genre de pratique », écrit David Gray dans « The Visualization and Representation of Electroacoustic Music ». Mais le développement futur de « cadres conceptuels » pour la « visualisation et la représentation en musique électroacoustique » peut encourager une forme de renouvellement. Ceci aura un effet réel si ces cadres sont « suffisamment clairs, rigoureux et, par-dessus tout, universellement acceptés ».
Et pourtant, l’histoire semble déjà avoir démontré qu’un tel consensus théorique est peu probable. Comme l’écrit Evelyne Gayou, « la standardisation de l’écriture ne pourra venir qu’avec la standardisation des instruments, mais pour l’instant, leur multiplication ne fait qu’empirer le problème. » Déjà au début du XXe siècle, l’évolution d’un nouvel instrumentarium conduisit « inévitablement à de nouvelles sonorités et par conséquent au besoin de nouvelles écritures qui représenteront les nouveaux timbres, les nouvelles techniques de composition et de jeu musical. » Et cette tendance se poursuivra assurément. Si nous suivons la prolifération des nouveaux instruments, systèmes et interfaces depuis une centaine d’années, et l’expansion et la croissance des systèmes de notation existants et des appareils conçus pour satisfaire aux exigences représentationnelles toujours plus nombreuses, nous avons l’impression d’« Observer le processus de constitution d’une notation musicale en direct ».
Lorsqu’elle parle de « nouvel instrumentarium » qui ont donné naissance à tant de nouvelles sonorités, techniques compositionnelles et pratiques de performance, Gayou pense surtout aux premiers instruments électroniques. Il est toutefois possible de considérer que l’ensemble des pratiques du XXe siècle se caractérise par l’évolution de ce nouvel instrumentarium, lequel comprend outre les instruments électroniques, des instruments acoustiques et hybrides, mais aussi toute une gamme d’appareils et d’interfaces utilisés pour élargir la sphère et les modes de réflexion musicale et de création sonore.
Par exemple, le système UPIC a vu le jour pour dépasser l’inadéquation des théories et formes de notation de la musique occidentale et « rendre compte ou représenter la croissance inégalée des nouvelles pratiques et champs d’intérêt découverts autour des nouvelles œuvres musicales des années 1960–1970 ». Initialement conçu par Iannis Xenakis, ce système a été remodelé depuis 2001 — et rebaptisé Iannix — et élargi pour en faire « une interface très élaborée conçue pour un domaine de création plus large » que les pratiques sonores. Dans « Development of a Three-Dimensional Graphic, Open Source Environment for Music, Sound and Beyond », Julian Scordato décrit le « développement d’un environnement graphique tridimensionnel en logiciel libre pour la musique, le son et au-delà » qui offre « un système de notation adapté pour la définition de valeurs discrètes et continues ».
Un important répertoire collectif de pratiques de notation s’est développé en parallèle et en symbiose avec l’évolution de ce nouvel instrumentarium et les appareils qui lui sont associés. Une analyse comparée peut nous aider à aborder et évaluer le potentiel des exemples individuels qui constituent ce répertoire potentiellement déconcertant. Dans « What You See Is What You Hear: Using visual communication processes to categorize various manifestations of music notation », Christian Fischer étudie un certain nombre de partitions au moyen d’un modèle en 3D qui aide à visualiser et comparer le degré d’interprétation, d’improvisation et de description musicale ou d’action que ces partitions offrent. La typologie qu’il propose est elle-même un système d’interprétation — la position exacte d’une œuvre particulière dans ce cadre peut ne pas être « universellement acceptée » (Gray). Mais cette typologie peut tout de même s’avérer utile comme outil de médiation pour une discussion portant sur des sujets tels que la liberté d’interprétation qu’une approche particulière de la représentation visuelle — ou d’une œuvre s’appuyant sur de telles représentations — offre au musicien.
Communication et transmission
Le répertoire collectif de pratiques de la notation continue de proliférer tout comme la croissance des nouvelles pratiques et des nouvelles perspectives sur les pratiques existantes. La notation doit en principe servir de support pour la communication et la transmission de ces pratiques, mais elle n’est pas qu’un récipient neutre et un porteur de pratique artistique; toute forme individuelle de « notation musicale n’a de sens que si le contenu visuel est compris par le récepteur ». Autrement dit : « [m]ême si l’on utilise le terme “porte” et que le récepteur du message comprend la signification du mot “porte”, la source et le récepteur n’auront fort probablement pas la même porte à l’esprit » (Fischer). Bien que les créateurs cherchent à transcrire leur travail avec la plus grande précaution, dans le but de communiquer leurs intentions de la manière la plus authentique possible, la documentation qu’ils produisent pour les communiquer n’est que l’un des nombreux stades d’interprétation entre leur inspiration artistique initiale et sa compréhension par le public ou une personne. Le caractère transitoire du sens est en fait une caractéristique inhérente et souhaitée dans bien des pratiques artistiques. Chaque stade d’interprétation — la conception d’un acte créateur et sa communication sous une forme pouvant être transmise à des interprètes qui interprèteront la pièce qui en résulte (la partition) afin de la présenter à une ou plusieurs personnes dont les modes de communication et de réception varieront vraisemblablement beaucoup — est nécessairement une concrétisation incomplète de l’impulsion créatrice initiale. Chaque stade de communication et transmission ayant différents buts et exigences, toute forme de notation ou de documentation qui en est le support mettra l’accent sur certaines caractéristiques cruciales au détriment d’autres caractéristiques qui ne sont pas indispensables.
Ceci n’est pas si dramatique qu’il n’y paraît; en effet, « si la notation, sous toutes ses manifestations, est un compromis et une représentation réductrice d’une œuvre ou d’une pratique artistique, toutes ses manifestations peuvent s’avérer utiles pour la représentation de certaines œuvres pour certains utilisateurs dans certains contextes. » Les divers types de notation « au service de la représentation graphique de sons complexes » ont rempli leur fonction à des degrés divers de réussite. Dans un texte intitulé « Typology and Problematics of Fixed Notation for the Representation of Electroacoustic and Digital Media », jef chippewa évalue le potentiel et les inconvénients de différents types de représentation visuelle employés par les compositeurs électroacoustiques. Le premier article de cette série aborde la notation représentant la forme d’onde, l’une des formes de notation les plus utilisées dans les pratiques sonores numériques. En dépit des nombreux problèmes qui y sont associés, notamment son incapacité à représenter (par elle-même) les fréquences, comprendre la nature de « l’information par définition limitée qu’elle représente » est essentiel pour juger et optimiser sa « capacité réelle à représenter et à servir les différents contextes musicaux et sonores associés au domaine élargi de la pratique électroacoustique. »
Les paradigmes notationnels ne sont toutefois pas toujours conçus dans une optique d’universalité; ils peuvent parfois être développés pour une pratique spécifique ou même un contexte de création individuel. Par exemple, le développement, la création et le cadre de performance unique de Musebot renvoient au besoin de « méthodes de communication permettant aux agents de décrire leurs activités aux autres de manière sélective ». L’expérimentation, l’exploration créatrice et la performance avec cette interface musicale humain-machine ont alimenté et influencé son développement au Metalab de l’Université Simon Fraser (Vancouver). Matt Horrigan explique que des concessions étaient nécessaires pour l’exploitation de « la standardisation et l’efficacité » d’une part et « la flexibilité et la capacité d’innovation » d’autre part. Dans « Doodling in the Posthuman Corpus: Wherefore scoring in the minds of machines? », Horrigan souligne que la standardisation de ce système facilite la communication (ce qui s’applique idéalement à tout système de notation), mais qu’elle « censure la communication en entravant la part d’accident qui caractérise toujours les activités humaines ».
L’utilisation d’une interface numérique comme élément d’une partition est une pratique de plus en plus populaire et répandue. Les systèmes numériques de notation adaptative peuvent être des entités fixes axées sur des données (dans un format semblable aux partitions imprimées traditionnelles), autoréférentielles ou génératives (dont chaque instanciation sera différente à des degrés divers en fonction de la logique interne du système), ou il peut s’agir de systèmes réagissant à l’interaction humain-machine dont ils seront partiellement ou entièrement dépendants. Tout récemment, écrit Seth Shafer, « un nombre croissant de compositeurs intègrent la notation en temps réel à leur pratique. » Certaines tendances en matière de notation animée apparaissent et Shafer partage son point de vue sur de nouveaux comportements et stratégies pour la performance avec notation en temps réel. Dans « New Behaviours and Strategies for the Performance Practice of Real-Time Notation », il décrit les caractéristiques telles que le style de notation, le paradigme d’interprétation et la synchronisation, et fait ressortir certains aspects du continuum de notation en temps réel (dynamique) et hors temps (fixe) pour conclure que « les œuvres employant la notation en temps réel ont aussi pour caractéristique d’accorder une certaine licence créatrice à l’interprète par l’improvisation ».
Si les besoins et les usages de la notation continuent de changer, il est vrai, aujourd’hui tout comme à l’époque de Guido d’Arezzo, que la communication et la transmission efficace d’une œuvre artistique non seulement contribuent à l’adéquation et la réussite de sa performance et sa réception, mais qu’elles constituent des moyens d’en assurer la longévité. Réfléchissant sur le passé et la notation du futur dans « Looking Back, Looking Forward: Reflecting on the past for a notation of the future », Alyssa Aska et Martin Ritter soulignent que la fonction initiale de la notation musicale était « d’aider à la transmission de la musique, de rendre possible l’interprétation de musiques inconnues du musicien ou peu familières ». Sans notation ou documentation de quelque sorte, bien des œuvres actuelles qui emploient des dispositifs électroniques peineront à atteindre un public élargi. Sans compter qu’elles risquent aussi de se « perdre » avec le temps, une fois que les technologies et équipements nécessaires à leur présentation ne seront plus fonctionnels ou même disponibles.
Entrevues et le nouveau modèle de financement du Conseil des arts du Canada
Toute société doit avoir un lieu où rêver, un endroit où les artistes se rassemblent en ghetto.
— Rhys Chatham
Les détails des récits sur les milieux de musique contemporaine et expérimentale de New York des années 1960–1970 sont aussi variés que le sont leurs protagonistes : « tout ça s’est passé il y a bien longtemps et nous avons tous vu ça sous des angles différents ». La sainte trinité — « loyer à faible coût, quelqu’un pour écrire au sujet de votre musique et vous encourager et… une certaine forme de soutien gouvernemental » veillait sur le milieu pour une génération entière de jeunes artistes expérimentaux de New York dans les années 1970 et 1980. « Imaginez seulement », dit le compositeur américain Rhys Chatham, « il y avait une forte concentration de compositeurs, musiciens, chorégraphes, artistes visuels et sculpteurs, vivant tous dans le même quartier — ce que ça peut avoir comme effet pour la communication et les idées, c’était vraiment fantastique. » Dans « Monday Nights at The Kitchen Were Dark. Until… », la première de trois entrevues de Bob Gluck présentées dans ce numéro, nous apprenons que les « soirées du lundi à la Kitchen étaient sombres, jusqu’à ce que… » Chatham, son premier directeur musical, crée une série d’évènements dans ce célèbre lieu du Downtown où se rencontraient compositeurs, artistes et performeurs.
Un peu plus tôt, la vibrante culture électronique Uptown se développait autour du Columbia-Princeton Electronic Music Center (CPEMC), comme nous l’ont rappelé plus d’une douzaine d’entrevues de Bob Gluck parues dans eContact! au cours des cinq dernières années… mais le Bleecker Street Studio de la New York University dirigé par Morton Subotnick offrait un autre centre d’attraction pour les activités électroniques. En réalité, les études de Chatham auprès de Subotnick et ses expériences avec le Buchla 100 sont des points marquants de son développement en tant que compositeur. Le compositeur américain Brian Fennelly, qui a étudié au studio aux côtés de Maryanne Amacher et Charlemagne Palestine en 1968–1969, parle d’un « fouillis d’équipement » dans « A Mess of Equipment and NYU’s Electronic Music Studio ». Certains compositeurs ont passé peu de temps dans les studios de musique électronique classique avant de poursuivre dans ce domaine ou de se tourner vers la composition instrumentale, mais cette expérience a probablement eu une influence profonde sur la pratique ultérieure de tous ces compositeurs. C’est l’avis du compositeur brésilien Marlos Nobre (« Acoustic Composers Also Need to Know About Electronic Music »), qui croit que les compositeurs acoustiques doivent connaître la musique électronique et affirme que ses études au CPEMC en 1969 ont été déterminantes pour son travail de compositeur.
La récente refonte des programmes de subvention pour les arts du Conseil des arts du Canada « témoigne d’un renouvellement important dans la façon de concevoir le financement des arts ». Un des principaux changements est que « les programmes ne sont plus centrés sur les disciplines artistiques distinctes, mais plutôt sur les activités liées aux différents stades de la pratique artistique ». Dans « An Artist’s Reading of the New Funding Model Implemented by the Canada Council for the Arts in 2017 », jef chippewa résume les 30 nouvelles composantes de financement et nous espérons que cette lecture, par un artiste, du nouveau modèle de financement sera utile pour les artistes, travailleurs culturels, groupes et organismes canadiens qui tentent de se retrouver dans la nouvelle structure de financement du Conseil des arts du Canada.
Les différentes préoccupations, intentions et perspectives sur la notation recueillies dans ce numéro sont des indicateurs de la grande diversité des questions, besoins et usages de la notation dans la pratique électroacoustique. Nous espérons que cette discussion saura non seulement contribuer à clarifier et approfondir la réflexion sur ces sujets, mais à ouvrir de nouvelles pistes à explorer dans le domaine de la notation.
jef chippewa
25 janvier 2018
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