Éditorial
Les pratiques audio DIY mettent à l’honneur la vision unique et les besoins d’artistes individuels. Les implications sociopolitiques des pratiques DIY, la personnalisation d’objets, le partage et l’adaptation, et le développement de la conscience communautaire sont les thèmes abordés dans des articles portant sur les artistes DIY, leurs instruments, leurs intentions et leur approche artistique.
Dans le contexte des pratiques sonores électroniques et instrumentales, le terme « DIY » (do it yourself) évoque un certain nombre de choses : circuiterie autoconstruite, activités et interaction à caractère communautaire, hacking, questions d’accès et de partage, développement de la conscience communautaire. Les pratiques DIY englobent tous ces courants, mais la situation est beaucoup plus complexe.
Nous sommes heureux de présenter dans ce numéro d’eContact! un certain nombre de projets dans lesquels l’approche DIY a contribué à façonner différents aspects des pratiques sonores et musicales d’un artiste : conception, construction, composition, création et performance.
Ouvrir des portes closes : les implications sociopolitiques des pratiques DIY
Dans le domaine de l’art sonore, les pratiques DIY s’élèvent contre l’idée d’expérience musicale standardisée. En s’ouvrant aux nouvelles modalités sonores et expressives qui émergent lorsque l’on refuse les normes concernant les instruments, la perception et la pratique, « un nouveau lexique musical » (Rivero) peut se développer. Une fois que nous reconnaissons le manque de validité de ces normes, nous développons « un sentiment de contrôle artistique » (Patel) et une conscience élargie de l’instrument, de l’interface et même du milieu dans lequel nous travaillons, lequel n’est alors plus assujetti aux caprices de la « classe dirigeante » de la production musicale industrielle standardisée. Nous nous engageons alors dans un processus d’apprentissage qui nous aide à prendre conscience et à questionner les choses et leur fonctionnement que l’on tient autrement pour acquis (Castonguay) — nous gagnons alors en autonomie et nous développons une connaissance plus approfondie du potentiel de notre pratique créatrice que ne le permettent les environnements de création conçus par l’industrie.
Nous pouvons sans doute poser comme première étape du processus DIY le détournement (hack) des « circuits » de l’esprit créateur, « un acte d’émancipation sonore » qui nous donne la possibilité « de créer les conditions requises pour la composition plutôt que d’être conditionné par elles ». Dans « Repurposing the Compositional Experience: The Spring Guitar and a Kataba saw, a self-built ‘instrument as sound composition’ », Anatol Rivero décrit comment il a adapté non seulement un instrument, mais le processus de création lui-même « dans un effort délibéré de sortir de [sa] zone de confort ». Le caractère fondamentalement contraignant de la Spring Guitar de Rivero et des « mini systèmes autonomes » (Mouchous) ou des « instruments DIY conçus à des fins spécifiques » (Patel) que fabriquent Les nouvelles déesses, Amit Patel et Peter B, favorise la sensibilisation et la prise en compte des processus musicaux individuels et du caractère unique de l’objet. Dans un entretien avec Esther Bourdages, Les nouvelles déesses (Stephanie Castonguay et Émilie Mouchous) soulignent qu’elles s’intéressent aux réactions de leurs créations plutôt qu’à leur imposer des idées préconçues. Ceci favorise l’émergence des voix individuelles et des processus internes de leurs objets électroniques uniques. Elles considèrent toutes les étapes du processus comme des parties de l’expérience créatrice et musicale, ce à quoi Amit Patel acquiescera certainement : « l’approche artisanale de la fabrication, la découverte et l’exploration de l’objet sonore se prête particulièrement bien à l’expérimentation ». Dans « DIY Instruments and White Label Releases », il compare les instruments DIY aux publications White Label (étiquette vierge) dans le sens où les artistes qui insistent pour participer à l’intégralité du processus de production de leurs objets jouissent d’une forme d’autonomie et d’autosuffisance — sans parler de l’indépendance culturelle — pratiquement inconcevable lorsque l’on emploie des produits fabriqués en série.
Toujours à propos de cette idée d’autosuffisance, James Hullick parle d’une rupture entre les modèles de production standardisés et les différentes approches créatrices qu’une communauté croissante de créateurs et de producteurs explore. Insatisfait du paradigme conventionnel artiste-institution-public, il s’est dit « tant pis! je vais le faire moi-même » et a créé JOLT, un organisme consacré à l’art sonore à Melbourne (« Fuck It, I’ll Do It Myself: Or, why on Earth would anyone start a sound art organization in Melbourne and call it JOLT? »). Dans le domaine élargi des pratiques d’art sonore, le mouvement « est un sous-produit du milieu des artistes indépendants qui cherchent une voix unique et une façon de faire qui leur est propre ». Les milieux de l’art sonore et DIY regorgent d’initiatives, de champs d’intérêt et d’histoires de toute sorte, et les organisations telles que JOLT offrent des modèles pour le développement et le soutien de ces initiatives qui s’opposent aux modèles bureaucratiques qui les entravent. Après tout, il ne faut pas oublier, « le son DIY existait bien avant le son institutionnalisé ».
Répondre aux besoins particuliers : l’approche personnelle du DIY et la conception personnalisée
Bien des raisons peuvent expliquer pourquoi la conception par défaut d’un instrument ne convient pas à tous les utilisateurs. Par exemple, les instruments acoustiques traditionnels n’ont pas été conçus pour satisfaire aux demandes artistiques élargies qui caractérisent la pratique instrumentale actuelle, encore moins les pratiques électroacoustiques et l’art sonore. Ces instruments répondent de manière spectaculaire lorsqu’ils sont employés de manière « normale », mais le taux de réussite de leur intégration varie grandement en fonction des défis esthétiques et techniques auxquels ils sont confrontés. Du reste, ce problème n’est pas propre aux seuls instruments acoustiques et à la musique instrumentale; la conception spécifique de bien des instruments de musique numériques ne les protège pas contre de tels problèmes (Dalgleish). Les contraintes inhérentes de certains instruments ou interfaces peuvent restreindre leur capacité de satisfaire à divers besoins et, par conséquent, entraver sérieusement les intentions et les activités artistiques de l’utilisateur. Pour certains artistes, la solution à ce problème réside dans le détournement et l’adaptation d’instruments existants, pour d’autres, il semblera nécessaire de fabriquer eux-mêmes leurs propres appareils, instruments ou objets sonores.
Le piano est à bien des égards un instrument d’une incroyable diversité, mais sa conception et sa fabrication ont été développées pour répondre spécifiquement aux exigences du tempérament égal de l’harmonie occidentale. C’est pourquoi lorsqu’ils ont souhaité explorer un tempérament à 16 sons, Jean-Michel Maujean et Cissi Tsang ont dû travailler à l’adaptation de l’instrument pour le rendre compatible au nouveau tempérament. Dans « Making the Makestra: Repurposed, bio-electronic and 3D-printed instruments », les auteurs décrivent le processus de conception et de fabrication de l’instrument, de flutes fabriquées avec des imprimantes 3D, d’un « hydrophone » et d’une « plante jouable » (Playable Plant). Même les « améliorations » du fabricant peuvent rendre un instrument incompatible ou inutilisable pour certains, en raison de contraintes théoriques, esthétiques, physiques ou de jeu. Certes, il n’est pas réaliste d’exiger que tous les instruments puissent tout faire, mais les concepteurs pourraient tout de même chercher à privilégier des approches plus flexibles et intégrées qui accroitraient les capacités pour certains utilisateurs, qui seraient autrement exclus, sans pour autant compromettre les possibilités de l’instrument pour les utilisateurs conventionnels. Mat Dalgleish signe « Unconventional Inputs: New/old instruments, design, DIY and disability » où il énonce huit principes qui s’appliquent de manière générale à la conception d’instrument, mais qui s’avèrent particulièrement pertinents pour l’adaptation à des utilisateurs pour qui le mode de jeu « normal » peut poser des problèmes physiques.
Les artistes concevant des outils créatifs exclusivement pour leur propre utilisation peuvent se permettre des conceptions beaucoup plus idiosyncrasiques. Le caractère unique et non exportable de leurs outils et instruments peut être lié aux particularités de leurs propres pratiques de performance, comme on peut le constater dans « Designing and Playing the Strophonion: Extending Vocal Art Performance Using a Custom Digital Musical Instrument ». D’une manière semblable au piano et au tempérament occidental, le Strophonion est la conséquence directe des besoins artistiques et esthétiques du travail de performance vocale d’Alex Nowitz. Pour Adam Scott Neal, l’auteur de « Everything and the Kitchen Sink: Interview with Atlanta-based composer Klimchak », cette question se présente sous un angle différent. Si des préoccupations d’ordre économique — autre thème récurrent dans les pratiques DIY — étaient importantes pour Klimchak à ses débuts, le recyclage et l’adaptation à de nouveaux usages sont devenus des motivations essentielles derrière la facture visuelle et sonore de son travail. L’intégration, de type Fluxus, des activités quotidiennes (ici, la cuisine) à la performance en direct est un pas « vers de nouvelles façons d’intégrer le public » (Castonguay). Rendre toutes les étapes de la création et de la production perceptibles pour le public est une façon de reconnaître que le processus dans son ensemble fait partie et est essentiel au « produit final » et de démystifier l’œuvre.
Partage, adaptation à de nouveaux usages et développement de la conscience communautaire
Un grand nombre d’instruments et de systèmes autoconstruits comportent une part de modularité. Bien que ces instruments peuvent être mis au point dans le but d’explorer, de servir ou de représenter des situations ou contextes particuliers, il n’est pas rare de voir ces produits « conçus » (hardwired) avec un degré élevé de flexibilité ou d’adaptabilité pour leur permettre d’être reconfigurés par d’autres utilisateurs. Les pratiques DIY se prêtent donc particulièrement bien au partage de pièces, composantes ou concepts de développement. L’ouverture au partage de connaissances acquises — techniques ou créatives — entre artistes ou au sein de la collectivité n’est pas l’apanage des milieux DIY, de l’art sonore ou postacousmatique 1[1. En l’absence d’un terme plus convaincant pour désigner des pratiques se situant elles-mêmes entre les pôles populaire et académique dans le continuum de la création sonore, je reprends ce terme initialement proposé par Monty Adkins, Richard Scott et Pierre-Alexandre Tremblay dans « Post-Acousmatic Practice: Re-evaluating Schaeffer’s heritage » (Organised Sound 21/2, août 2016, pp. 106–116).], mais sa priorisation est un élément distinctif des pratiques DIY comparativement aux pratiques traditionnelles et commerciales. Et l’idée n’est pas nouvelle non plus, mais d’importants changements — en particulier au cours des 20 dernières années — ont favorisé la croissance des activités DIY, de leur portée et, bien entendu, de leur degré d’accessibilité. La démocratisation des moyens — l’accès accru aux technologies depuis les années 1990 — a eu un effet positif remarquable sur le développement de la communauté élargie d’individus qui fabriquent leurs propres dispositifs. En réalité, le partage, l’adaptation à de nouveaux usages et l’appropriation 2[2. NDLR. Dans les pratiques dites code source libre et DIY, le terme « appropriation » n’a pas la connotation négative qu’il peut avoir pour certains compositeurs de musique instrumentale et électroacoustique.] n’ont jamais été aussi faciles qu’à notre époque — que l’on doit peut-être se résoudre à appeler l’ère des médias sociaux (un sous-produit de l’ère d’Internet).
Jaime Oliver La Rosa partage sa réflexion sur la conception et l’appropriation dans la création d’instruments de musique en code source libre dans son texte « Design and Appropriation in Open Source Computer Musical Instruments » où il présente son Silent Drum. Saluant au passage la communauté DIY — qui partage idées et plans pour la construction d’instruments — qui voyait le jour il y a 70 ans avec l’industrie commerciale du theremin, il a rendu publics les plans de fabrication de son propre instrument. D’autres peuvent adapter le modèle pour satisfaire leurs propres besoins et développer leur propre relation réciproque entre la conception d’instrument et l’intention créatrice. Les composantes, les éléments de conception et les circuits importés — empruntés, intégrés, appropriés — ne sont pas neutres! Mais certains feront un effort délibéré pour préserver les caractéristiques d’un élément original, procédant à des modifications ou des ajouts en fonction de leurs besoins créatifs, leurs inclinations artistiques ou leur champ d’exploration. C’est exactement l’approche de David Ross dans « A Voyage Around My Boilophone: A personal approach to playing and recording with a unique DIY electronic instrument » où il décrit son travail avec un synthétiseur remodelé, construit dans une bouilloire par Joe Paint. Cette écoute des circuits ou objets importés, conçus par d’autres, est un défi artistique pour les artistes DIY dans lequel ils trouvent immanquablement un sens musical et poétique.
À l’instar des dispositifs créés par Les nouvelles déesses, les créations de Peter B sont des entités sonores réactives, « ces boîtes n’ayant aucune autre interface de jeu telle que des boutons ou des commutateurs; la démarche artistique ne consiste pas à jouer ces dispositifs, mais à les mettre au soleil et les écouter ». Nous avons tendance à vouloir faire quelque chose avec des objets qui produisent des sons, mais son texte intitulé « Bird, Monk, Train: Three approaches to a solar sounder workshop » remet en question nos habitudes créatives. La variabilité d’expérience intégrée aux objets de Blasser — « ils sonnent différemment par temps brumeux, nuageux ou ensoleillé » — est peut-être le témoin parfait de la grande diversité que l’on rencontre dans le champ élargi des pratiques DIY.
Entrevues
En plus des entrevues mentionnées précédemment avec Les nouvelles déesses et Klimchak, nous publions deux des entrevues réalisées par Bob Gluck au début des années 2000 avec des compositeurs actifs dans les années 1960–1970. Ces entrevues ne sont pas sans lien avec le thème des pratiques DIY, notamment en ce qui concerne l’importance du développement de la conscience communautaire.
Un espace, une licence radio et une poignée de musiciens mobilisés, voilà la recette qui nous a donné le WBAI Free Music Store. « WBAI Free Music Store and Dark, Dark Nights at the Electric Circus: Conversation with music theatre composer and producer Eric Salzman » nous offre un point de vue fort intéressant sur le milieu new-yorkais des années 1970. Le Free Music Store était un lieu emblématique, le lieu de rassemblement du milieu de la musique expérimentale de New York dans les années 1970 — tout le monde y jouait. Avec son approche plus « populaire », ses intérêts musicaux et culturels plus larges, ce lieu représentait une alternative ouverte aux productions et présentations qui s’adressaient à des publics plus chics et « coincés » : « l’idée principale était de faire du concert un élément à part entière de la culture et d’explorer tous les aspects de la culture comme telle. » Dans les pratiques qui avaient cours sur la côte est à l’époque, l’idée de « communauté » n’allait pas de soi; vous ne pouviez tout simplement pas produire d’œuvres sans avoir de contacts avec qui travailler et interagir, professionnellement ou personnellement. À la lecture de « A Unique Sensitivity to Sound: Interview with American composer and sound artist Maryanne Amacher », nous apprenons qu’il y avait un échange d’idées dans cette communauté dynamique, les gens s’influençant et se motivant réciproquement dans une relation symbiotique. Même lorsqu’ils ne collaboraient pas directement entre eux, il n’était pas rare de voir des gens travailler ensemble à soutenir et développer la communauté.
Conclusion
Comme le remarquait Daniel Charny : « de moins en moins de gens savent comment faire les choses qu’ils utilisent, désirent, ou dont ils ont besoin, encore moins comment elles sont faites. C’est là une des conséquences les plus dramatiques et malheureuses de la révolution industrielle » (cité dans Rivero). Les artistes présentés dans ce numéro d’eContact! ont non seulement remis en question cette idée, mais ils ont contribué à en donner un contre-exemple par leur réflexion, leurs créations et leur pratique artistique.
Pour répondre à la question complexe de la définition de ce qu’est la communauté DIY, il ne faudrait pas tant en parler en termes de ce qu’elle fait, mais plutôt de comment et pourquoi ces praticiens font ce qu’ils font. Les articles présentés dans ce numéro d’eContact! nous donnent un aperçu des nombreuses motivations et approches des pratiques DIY. Nous pouvons peut-être dire qu’elles existent dans un espace intermédiaire entre les pôles populaire et académique dans le continuum de la création sonore, mais les objets sonores, instruments, interfaces, compositions et pratiques de performance associés aux pratiques DIY forment un ensemble d’une telle complexité que toute tentative d’en donner une définition concluante et sans appel est vaine. C’est là en fait l’une de leurs plus grandes forces.
jef chippewa
Berlin, 2 décembre 2016
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