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Éditorial

Les technologies biologiques sont des systèmes informatiques pilotés par des processus physiologiques et corporels. Des mécanismes endogènes autrement imperceptibles deviennent apparents, sous forme de données. Mais les données comme telles ne sont pas encore de la musique. Les compositeurs et les interprètes doivent dépasser le cadre analytique scientifique pour mettre en œuvre des stratégies musicales. Composé d’une série d’articles fascinants décrivant des méthodologies hétérogènes et des idées musicales idiosyncrasiques, ce numéro est une introduction au domaine de la performance musicale biotechnologique.

Ce domaine est demeuré un peu informel, malgré quatre décennies de recherches. La somme de publications et d’articles sur le sujet n’a pas empêché une sorte de fragmentation du domaine. Ayant consacré la majeure partie de mon travail récent à ce champ de recherche, je ne peux cacher mon enthousiasme d’avoir été invité à diriger ce numéro d’eContact! Produire ce qui, selon nous, constitue la première publication représentant toutes les branches rattachées aux pratiques de performance biotechnologique est un projet excitant. Je souhaite que cette publication contribue à la convergence d’études des pratiques musicales biotechnologiques pour en faire un champ de recherche unifié. Je tiens à remercier tous les auteurs et les personnes qui ont travaillé à la préparation de cette contribution tant attendue à ce domaine du savoir.

Le corps au-delà de sa peau : mimésis, hybridation, urgence et effort

Le corps est une entité complexe et contingente. Depuis quarante ans, notre communauté de recherche s’efforce de relier par interface la complexité interne du corps à des systèmes musicaux informatiques, à tel point que « le corps est devenu une chimère, une combinaison de viande, de métal et de code » (Stelarc). Des interprètes hybrides décrivent des univers sonores qui remettent en question les rapports action-son que nous attendons du cadre traditionnel du concert. Le chercheur et musicien William Brent nous propose une analyse méticuleuse sur le sujet dans « Perceived Control and Mimesis in Digital Musical Instrument Performance ». Abordant de manière critique plusieurs des enjeux que soulève à divers degrés tout projet dépendant des biotechnologies — interface, émotion, action, rapport au son — Brent nous donne des repères pour l’exploration des pratiques de performance biotechnologique.

La genèse et le développement de l’hybridation performeur/machine sont approfondis avec deux des artistes les plus importants de l’histoire récente. Dans l’entrevue intitulée « Fractal Flesh — Alternate Anatomical Architectures », le performeur australien Stelarc trace un portrait fascinant de ses 40 ans de pratique et propose la notion de « corps vide » (empty body) pour comprendre l’esthétique et l’utilisation de données biologiques dans la création de ses œuvres. Nous avons ici affaire à un corps qui est « devenu un système d’exploitation élargi et hybride, qui agit au-delà des limites de sa propre peau » (Stelarc).

Pionnier de la performance musicale corporelle, Atau Tanaka signe « The Use of Electromyogram Signals (EMG) in Musical Performance: A Personal survey of two decades of practice ». Dans ce texte, il jette un éclairage fascinant sur l’origine de BioMuse, l’une des premières biotechnologies musicales ad hoc, en plus de proposer une analyse dense de l’effort, la retenue et la multimodalité en performance musicale pour aborder les comportements émergents et non linéaires comme nouveaux champs d’expérimentation; un territoire où « la performance tire son énergie du risque d’une défaillance du système ».

Effort et tension sont également au centre de ma propre contribution : « Performing Proprioception and Effort in ‘Hypo Chrysos’, an Action Art Piece for the Xth Sense ». Il s’agit d’une œuvre pour Xth Sense (énième sens) ou XS, un instrument de musique biophysique que j’ai développé et avec lequel je réalise des performances depuis 2011. Cet instrument permet au performeur d’échantillonner en direct des sons produits par ses tissus musculaires à des fins musicales. L’article se penche sur la façon dont la tension physique du performeur influence les mécanismes d’autoperception pendant la performance, ainsi que sur les modalités par lesquelles l’instrument permet à l’affect de s’échapper de la chair du performeur pour atteindre le corps du public. Je décris également de quelle manière des algorithmes adaptatifs de biocaptation remplacent en quelque sorte les compétences musicales, lesquelles sont délibérément évitées dans cette œuvre.

Le corps affectif : quand la cognition devient matière tangible

Le corps n’est pas qu’un agent physique, il agit comme interface cognitive entre nous et le monde externe et interne. La médiation technologique entre cognition et affect est probablement l’un des champs de recherche les plus prolifiques dans le domaine technologique. Pour le Trio Biomuse, dans un concert de biosignaux, il s’agit avant tout d’« interpréter l’affect ». Dans « The Biomuse Trio in Conversation: An Interview with R. Benjamin Knapp and Eric Lyon » de Gascia Ouzounian, Knapp et Lyon discutent du processus compositionnel à l’œuvre dans le Trio pour violon, biocapteurs et ordinateur (Trio for Violin, Biosensors and Computer) de Lyon.

Mais que se passe-t-il lorsqu’il n’y a aucune partition ni composition prédéterminée? Comment le paradigme de la performance avec biocapteur peut-il être validé? Le duo Terminalbeach (Peter Votava et Erich Berger) propose son propre point de vue sur la composition (ou l’absence de composition) pour performance avec biocapteur dans « The Heart Chamber Orchestra: An Audio-visual real-time performance for chamber orchestra based on heartbeats ». Pour cette pièce, c’est le rythme cardiaque de douze musiciens qui produit la partition en temps réel. Les auteurs décrivent une boucle de rétroaction à l’origine de la musique, laquelle émerge « de l’échange circulaire entre les musiciens individuels et la machine. »

« The EMOSynth: An emotion-driven music generator » de Valery Vermeulen aborde une piste semblable dans un contexte différent. Il s’agit d’un système qui génère en temps réel une musique accompagnant des images en mouvement en décodant le flux de données physiologiques de membres du public. Ce projet est en quelque sorte un prolongement de l’informatique affective (Affective Computing) ou l’élargissement de « la communication significative entre l’homme et la machine ». L’auteur partage quelques observations sur les implications relatives à l’utilisation de systèmes pilotés par des données biologiques qui visent à accroître la créativité de l’utilisateur.

Le projet Static Organ met de côté la question de la créativité pour explorer le territoire de l’autoperception. Le chercheur Kiel Stuart Long décrit une série d’installations audiovisuelles interactives qui « visent à provoquer et augmenter la compréhension du fonctionnement du cerveau en rapport avec l’état cognitif de l’utilisateur ». Dans « The Static Organ: Biofeedback as new interactions for new action potentials », l’auteur se penche sur la question de la capacité des systèmes de biofeedback de dépasser la capacité de suggestion (ou affordance) musicale traditionnelle et propose une autre approche de l’interaction homme-machine selon laquelle l’utilisateur devient à la fois observateur et agent, par l’« exploration de la relation entre le corps et la pensée dans un environnement physique dynamique et sonore ».

Délaissant la question des technologies interactives pour s’intéresser aux propriétés auditives des sons déterminés par des données biologiques, Joe Stevens partage une expérience personnelle dans « A Very Fine Needle ». Inspiré par un test médical où l’activité électrique des muscles oculaires était enregistrée, Stevens relate la rencontre d’un artiste sonore avec les signaux bioélectriques et leur rapport à l’écoute active et l’écologie acoustique.

Survol historique : le corps biologique comme ressource musicale

Ce numéro intéressera ceux qui ne sont pas familiers avec les pratiques de performance musicale biotechnologique. En plus de présentations à caractère technique, d’expériences d’artistes et de stratégies musicales, nous avons le plaisir de proposer aux lecteurs deux présentations historiques approfondies signées par deux auteurs directement impliqués dans ce domaine. Le compositeur mexicain Miguel Ortiz retrace de manière détaillée l’évolution des pratiques artistiques centrées sur l’utilisation de biosignaux. Dans « A Brief History of Biosignal-Driven Art: From biofeedback to biophysical performance », Ortiz nous présente différents types de biosignaux pour ensuite en donner des exemples d’application musicale, des années 1970 au XXIe siècle. Dans « A Young Person’s Guide to Brainwave Music: Forty years of audio from the human EEG », le chercheur spécialisé en interface cerveau-machine Andrew Brouse donne un aperçu historique d’un domaine appelé « musique d’ondes cérébrales ». À l’aide de notions propres à ce champ (éruptions d’ondes alpha, bioélectricité, art cortical ou « Cortical Art »), l’auteur nous guide vers une esthétique où la matière cérébrale devient une interface créative.

En pratique : stratégies et conception pour l’analyse de données biologiques

Ce numéro ne saurait être complet sans un aperçu des futurs développements en matière d’outils biotechnologiques. Dans « Using High-Frequency Electroencephalogram in Visual and Auditory-Based Brain-Computer Interface Designs », Cota Navin Gupta et Ramaswamy Palaniappan partagent leur expertise en matière d’analyse de données biologiques en abordant la question de l’extraction non conventionnelle de l’activité cérébrale et de ses applications musicales. Corrado Cescon décrit la conception d’un nouvel appareil destiné à l’application de biosignaux à la génération de son dans « AMUSE-ME: A Portable device to transform electromyographic signals into music ».

Enfin, nous sommes heureux de présenter un entretien enregistré en juillet 2012 à Berlin, à l’occasion du concert Body Controlled #4 — Bio-Interfacing organisé par le Laboratory for Electronic Arts and Performance (LEAP). Cette discussion réunissait Pedro Lopes, jef chippewa, Peter Kirn, Claudia Robles Angel et moi-même. En plus des aspects pratiques liés à la performance, cette discussion a permis d’aborder des questions souvent négligées telles que la compréhension par le public d’une performance musicale orientée sur les technologies biologiques, ainsi que les considérations éthiques et la question de l’accès aux données biométriques.

Galerie audiovisuelle

En plus des contenus audiovisuels compris dans les articles eux-mêmes, plusieurs galeries d’artiste ont été assemblées afin d’offrir une sélection partielle d’œuvres sonores et visuelles liées au thème des pratiques de performance biotechnologique : Andrew Brouse (Montréal), Marco Donnarumma (Édimbourg/Londres), Stelarc (Melbourne) et Atau Tanaka (Londres). La chronique « Kwik Picks » de Kevin Austin offre une courte analyse descriptive d’œuvres sonores et de vidéomusique présentées dans le cadre du 12e concours Jeu de temps / Times Play.

Conclusion

La diversité et la richesse des contenus présentés dans ce numéro illustrent bien l’étendue des possibilités en matière de pratiques artistiques orientées sur les biotechnologies. Le potentiel expressif unique du corps humain peut faire l’objet de médiations à l’aide de systèmes informatiques de manière à dépasser ses propres limites physiques et en faire une expérience sonore tangible. Les auteurs présentés ici ont contribué à mettre en place un champ de recherche qui place le corps au centre d’un univers créatif entre le son, la physicalité, l’autoperception et l’affect. Nous croyons que ce numéro servira de référence pour la recherche et l’expérimentation musicale à venir et nous sommes impatients de voir s’ouvrir de nouveaux territoires vierges. Je tiens à remercier encore une fois tous les auteurs et les personnes qui ont participé à la préparation de ce numéro et je vous souhaite une bonne et excitante lecture!

Marco Donnarumma
20 juillet 2012

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