Éditorial
La huitième édition du Toronto International Electroacoustic Symposium accueillait Pauline Oliveros à titre de conférencière. Plus d’une vingtaine de compositeurs, interprètes, chercheurs et représentants d’institutions ont présenté leurs réflexions et travaux récents sur divers sujets : instruments et développement technologique, technologie et accessibilité, notation, pratique compositionnelle, art sonore, et bien plus encore.
Le Toronto International Electroacoustic Symposium 2014 (TIES) avait lieu du 13–17 août 2014 aux Artscape Wychwood Barns et au Centre de musique canadienne. Le CMC s’est joint à la Communauté électroacoustique canadienne (CEC) et à New Adventures in Sound Art (NAISA) en 2014 pour l’organisation et la présentation du symposium. Au terme de cinq jours de communications, entrecoupées de six concerts et d’installations, le symposium s’est terminé avec la présentation de A Noisome Pestilence — An Afternoon of Hugh Le Caine, une séance dirigée par Gayle Young, spécialiste des travaux et de l’histoire de Le Caine. Le symposium a pu bénéficier de la contribution de divers participants venus de toutes les régions du monde et nous sommes heureux de pouvoir en présenter une sélection dans ce numéro. En plus des articles présentés ici, nous vous invitons à consulter le site Web de la CEC pour la liste complète des évènements et articles présentés au TIES 2014.
Conférence principale
Au moment où le modèle du studio de musique électronique conçu autour du magnétophone était progressivement délaissé au profit du modèle axé sur les synthétiseurs, Pauline Oliveros est venue à Toronto, où le studio UTEMS (University of Toronto Electronic Music Studio) était reconnu comme « l’un des meilleurs dans le milieu des studios de musique électronique classique ». Elle y a passé un été extrêmement productif en 1966, où elle a composé plusieurs nouvelles pièces à l’aide des instruments de Hugh Le Caine. À cette époque, elle comptait déjà presque dix ans d’expérience en improvisation, même si cette pratique était « découragée dans les conservatoires et les écoles de musique », une pratique qu’elle poursuit encore aujourd’hui. Avec des collègues, elle a créé Deep Listening à la fin des années 1980, à la suite d’expériences de performance de musique improvisée dans une citerne souterraine. Presque un demi-siècle plus tard, les coordonnateurs du TIES étaient heureux d’inviter Oliveros à revenir à Toronto comme conférencière. Elle en a profité pour parler de sa riche carrière aux multiples facettes.
Instruments vibrants et nouvelles technologies
Les approches innovatrices en matière de technologies électroniques et d’instruments sont l’un des thèmes récurrents au symposium et l’édition 2014 ne faisait pas exception. Michael Murphy et Max Cotter révisent la date de la plus ancienne forme de synthèse analogique à partir d’échantillon en la faisant remonter à 1927 avec l’orgue de Frank Morse Robb et ses « roulettes » sonores ou disques sonores rotatifs que les auteurs présentent dans « Frank Morse Robb’s Wave Organ: The world’s first electronic organ ». Murphy et Cotter ont localisé un exemplaire de 1936 découvert récemment dont ils ont pu réparer ou remplacer différentes pièces endommagées, y compris des composantes électroniques, à l’aide d’une documentation minimale, de diagrammes et de « quelques notes griffonnées qui nous ont donné des indices ». Leur recherche a donc permis de faire entendre à nouveau ce très ancien instrument électronique.
Pour ses plus récentes œuvres « acousmatiques élargies », James O’Callaghan a disposé des haut-parleurs ou des transducteurs à l’intérieur ou directement sur des instruments acoustiques, faisant ainsi en sorte que « les instruments agissent eux-mêmes comme des haut-parleurs ». Dans son texte « Resounding but Not Sounding: Diffusing into interior spaces of instruments », O’Callaghan explique que cette approche ne fait pas que renforcer — et colorer — les propriétés acoustiques de l’instrument lui-même, mais qu’elle met en évidence la facture des instruments en faisant des matériaux avec lesquels ils sont fabriqués des corps vibrants ou sonores. Sa conceptualisation de l’identité d’un instrument s’ajoute donc à l’attrait sonore de sa pratique de manière très intéressante. Explorant les corps vibrants ou transmetteurs de sons d’une manière très différente, David Bobier a mis au point son Emoti-Chair au VibraFusionLab de London (Ontario). Comme il l’explique dans « Studies in Sound and Vibration: VibraFusionLab, An innovative centre for arts-based vibrotactile research and creative practice », l’Emoti-Chair emploie des « dispositifs vibrotactiles continus à haute résolution » dans le but de transmettre « les propriétés émotionnelles du son par la stimulation vibrotactile organisée ». Pour les personnes malentendantes, non voyantes et les personnes ayant un handicap, ceci signifie qu’elles peuvent maintenant faire l’expérience des œuvres sonores et multimédias à l’aide de l’Emoti-Chair qui exploite le « sens tactile comme modalité artistique ».
Richard Garrett a conçu un programme autour de la simulation du jet d’une bombe aérosol. L’Audio Spray Gun, qu’il présente dans « “In Flight” and Audio Spray Gun: Generative composition of large sound-groups », est un nouvel outil pouvant servir à créer et spatialiser des groupes d’évènements sonores à partir d’un simple échantillon sonore. Grâce à la puissance des ordinateurs actuels accessibles à l’utilisateur moyen, l’Audio Spray Gun permet d’utiliser comme source de plus longs échantillons que ce n’était le cas auparavant avec des techniques telles que la synthèse granulaire ou les systèmes de particules.
Pratiques compositionnelles et pratiques hybrides
Les approches hybrides de la création, la performance et la perception, fondées sur l’intégration de diverses disciplines et pratiques étaient groupées dans une autre série de présentations au TIES 2014. Jeff Robert proposait une réflexion sur les rapports entre le timbre et la signification culturelle, en puisant notamment dans la riche histoire de l’interaction musicale culturelle entre l’occident et l’orient. Dans « Implications of Electroacoustic Composition in an Intercultural Context: Cultural identity and cultural meanings and uses of music timbre », il présente le travail effectué à l’aide d’un logiciel qu’il a mis au point « pour prolonger artificiellement la résonance naturelle du guqin et en mélanger le son à celui du saxophone » dans Twelve Landscape Views: III. Guqin, Saxophone, Electronics. « Spectralism and Microsound » se penche sur le caractère timbral, au cœur des préoccupations de David Litke pour la « cohésion spectrale et temporelle » dans les pratiques dites « spectrales » et « microsound ». Bien que ces deux approches soient habituellement associées respectivement aux pratiques instrumentales et électroacoustiques, l’auteur observe chez les praticiens des deux domaines des « préoccupations perceptuelles » communes. Dans ses œuvres récentes, et contrairement à la tendance habituelle à maintenir cette distinction entre ces domaines, Litke exploite « les traits communs aux deux paradigmes » afin d’explorer et découvrir la « qualité hybride du timbre qui en résulte ».
Poursuivant l’objectif de « libérer les décisions compositionnelles qualitatives », Josh Horsley explore les perspectives existentielle et phénoménologique afin de se demander dans quelle mesure la sonification et l’audification sont réellement quantifiables. Horsley suggère notamment que lorsque la durée est traitée comme un facilitateur, la sonification devient une forme abstraite de conceptualisation plutôt que le reflet réel de l’objet mis en son. Avec « Sonification as Semblance: A phenomenological investigation into music composition », il oppose la perception du « sujet-image » comme devenir à sa compréhension comme absolu. Ce n’est qu’en « découvrant » ou en « révélant » les phénomènes que l’on peut soulever et aborder les questions relatives à la sonification et, par la suite, à la spatiotemporalisation.
La plupart des formes de notation graphique employées en contexte d’électronique en direct sont également des formes de conceptualisation abstraite, dans ces cas, du sens musical et de l’intention compositionnelle. Il n’y a à peu près aucun consensus sur ce que peut signifier, en termes musicaux, un signe ou un symbole particulier dans les formes de notation animée. Christian Fischer s’attaque à ce problème fondamental lorsqu’il se demande « à quoi ressemble le son d’un carré rouge comparativement à celui d’un triangle vert. » Dans « When Worlds Collide: Tackling graphic notation in live electronic music », il présente trois études de cas qui mettent en lumière divers problèmes et solutions concernant « le processus de communication visuelle dans la notation animée ». Il propose une série de directives utiles pour les compositeurs désireux d’explorer les possibilités de la notation animée pour leurs pièces en direct.
Technologie et accessibilité
Historiquement, les technologies employées dans les pratiques de production et de performance électroacoustiques étaient pour la plupart conçues pour demeurer invisibles, mais elles deviennent progressivement plus apparentes et accessibles au public, au non-musicien et à l’utilisateur inexpérimenté. Si, en « contexte technologique-exponentiel », la corrélation visuelle entre des gestes de performance et des sons qui en résultent peut aider le public à saisir le geste, la forme et la nature de la musique, elle peut aussi ajouter « une dimension ambiguë de théâtralité visuelle » qui risque de distraire du contenu artistique de l’œuvre, comme le dit Steven Naylor dans « Twiddling and Twerking: Thoughts on electroacoustic music performance ».
L’accessibilité et la diversité stylistique sont au fondement du travail du Cybernetic Orchestra de Hamilton. Les communications présentées au TIES 2014 par deux membres de cet ensemble d’ordinateurs portables témoignent de l’importance que l’ensemble accorde au maintien d’un environnement ouvert et créatif, qui accueille aussi bien les musiciens d’expérience que les débutants. Les outils qu’ils ont mis au point collectivement et individuellement ont également été conçus à partir de ces prémisses. Par exemple, dans le but de « rendre les langages de programmation plus inclusifs », Tanya Goncalves a créé « Hive », un « langage de programmation audio inspiré de la théorie des dimensions cognitives ». Conçu pour encourager les utilisateurs peu expérimentés à s’intéresser davantage à la programmation audio, la programmation en direct et la performance musicale, Hive emploie des symboles et un langage facile à reconnaître, comprendre et utiliser. Ce principe d’« accès abordable » est également à la base du travail de Aaron Hutchison. Il s’applique ainsi, dans « Three Electroacoustic Artworks Exposing Digital Networks », à démonter l’abstraction « toujours plus opaque des boîtes noires technologiques » afin de réexposer les utilisateurs à la technologie qu’ils utilisent (et tiennent pour acquise) au quotidien. Sa conception flexible permet d’adapter son travail à différents contextes de présentation et de performance. En fin de compte, l’« exposition » aux technologies utilisées dans la création d’œuvres électroacoustiques sera la plus réussie lorsque le créateur s’efforce de résoudre, dans le cadre du processus de création, des questions comme celle de savoir si « l’exposition de la technologie comme telle est une distraction ou si elle soutient l’intention musicale » (Naylor).
L’art sonore, réflexion sur l’identité et reflet de l’identité
« Les lieux ont une mémoire… si vous savez comment écouter », souligne Don Hill dans « Sound Never Ages: Archaeoacoustic memory », où il explique son intérêt pour les lieux géographiques spéciaux bien souvent négligés des anthropologues et des archéologues. L’écoute appropriée de ce type d’endroit peut déclencher une réaction physiologique qui n’est nulle autre que la perception de la mémoire physique de leur existence. Il ne s’agit pas d’enregistrer les sons du paysage, mais plutôt d’écouter le paysage pour entendre les sons qu’il produit et qui offrent des points d’accès potentiels aux souvenirs qu’il renferme. Une identité « non aperçue » rendue perceptible par le son est également au cœur d’un projet communautaire dirigé par Blake McConnell. Le son est utilisé comme support pour un projet d’activisme communautaire qui cherche à donner une voix aux jeunes sans-papiers confiés au bureau fédéral de relocalisation des réfugiés aux États-Unis. « Una Casa de Sonidos: Sonic storytelling with Central American refugee minors » décrit le travail de collaboration qu’effectuent les jeunes au cours de deux ateliers de quatre semaines, travail qui transforme leur présence invisible en empreintes sonores représentant la mémoire de leur existence. Les visiteurs de la galerie « témoignent » réellement de l’existence de ces jeunes; ils deviennent des « témoins des traces qu’ils ont laissées derrière eux ».
Conclusion
La variété des présentations au programme de l’édition 2014 du TIES témoigne de l’incroyable diversité des pratiques créatrices que l’on regroupe dans le domaine élargi de l’électroacoustique, au Canada et à l’échelle internationale. Nous vous souhaitons une bonne lecture et nous vous invitons à rester à l’écoute pour en savoir davantage au sujet des prochaines éditions du Toronto International Electroacoustic Symposium.
jef chippewa
25 mai 2015
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