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Avant-propos

Dans les années 1990, j’ai choisi de combiner trois de mes principaux champs d’intérêt : la musique électroacoustique, la voix et les études sur le genre (gender studies). Aux Pays-Bas, les études sur la condition des femmes et sur le genre étaient en plein essor et la musicologie féministe faisait son apparition, mais personne ne semblait intéressé par cette combinaison du genre et de l’électroacoustique; c’était somme toute une entreprise plutôt solitaire. Je suis alors allée à Banff au Canada présenter une communication à la conférence ICMC ’95 où les questions de genre figuraient au nombre des thèmes suggérés et j’en ai profité pour visiter Montréal. C’était une situation complètement différente, comme un autre monde. Là-bas, je n’avais pas à expliquer pourquoi cette recherche était importante ou intéressante. Et j’ai rencontré d’autres personnes actives dans ce champ de recherche. Les travaux d’Andra McCartney étaient particulièrement importants, tout comme la possibilité de la rencontrer en personne. Dans ses articles, son mémoire de maîtrise et sa thèse de doctorat, elle abordait soigneusement le thème des femmes et la musique électroacoustique sous divers angles, analysant les pièces électroacoustiques de différentes compositrices, d’un point de vue bien ancré dans la théorie féministe, comme on peut le constater dans cette réédition d’eContact! 1.1 — Femmes en électroacoustique 1.

Comme je l’affirmais dans ma thèse de doctorat « The Electronic Cry: Voice and gender in electroacoustic music », nous pouvons distinguer différentes approches féministes dans les travaux de recherche d’Andra McCartney (Bosma 2013, pp. 20–21). Dans sa thèse de 1997, « Creating Worlds for my Music to Exist: How women composers of electroacoustic music make place for their voices » par exemple, les expériences et pratiques de quatorze compositrices électroacoustiques canadiennes sont abordées à partir d’un cadre théorique féministe en rapport à la technologie et la musicologie. Il y est aussi question de l’inclusion de la notion de genre de la musique électroacoustique dans la langue et l’imagerie des publications et logiciels, dans les procédures institutionnelles et les pratiques individuelles. McCartney ne se limite pas à signaler les expériences négatives de femmes dans le milieu de la musique électronique, mais elle décrit également leurs pratiques féminines positives de composition ou d’enseignement de la musique électronique. McCartney mettait ainsi l’accent sur les compositrices, elle critiquait le sexisme des institutions et des pratiques du milieu de la musique électronique et soulignait les pratiques positives et expressément féminines, analysant et critiquant la construction et les métaphores liées au genre dans le discours de la musique électroacoustique, pour ensuite développer davantage sur le travail riche et multidimensionnel des compositrices.

De cette manière, elle combinait les trois approches féministes axées sur l’égalité, la différence et la déconstruction que j’ai abordées dans ma contribution à eContact! 1.1 en 1998 (« Genre et électroacoustique ») conformément au cadre élaboré par Rosemary Buikema et Anneke Smelik (1993/1995). Les deuxième et troisième de ces positions féministes peuvent être considérées comme une critique des précédentes. Leur assignation d’un nombre et leur critique implicite pourraient suggérer un ordre temporel, comme une succession de vagues (première, deuxième, troisième) et même une hiérarchie. J’aimerais toutefois insister sur leur simultanéité et leur interdépendance, et concevoir ce schéma non sous la forme de vagues successives, mais plutôt comme un champ de possibilités coexistantes dans lequel il est possible de considérer diverses positions. Cette approche me paraît particulièrement pertinente en ce qui concerne la musique électroacoustique : une multiplicité de positions semble presque inhérente à la situation des femmes en musique électroacoustique, notamment en raison de leur bagage, leur carrière et leur(s) identité(s). Aborder les questions féministes à partir de perspectives différentes dans un mouvement d’aller-retour entre différentes positions est encore plus important dans le climat politico-culturel polarisé contemporain. Plutôt que d’adopter une position ou une stratégie particulière, en tant que féministe, nous pouvons « manœuvrer » sur un terrain multidimensionnel de genre, féminité et différence sexuelle, avec ses multiples paradoxes et contradictions. 1[1. Une telle « manœuvre » est une pratique d’inspiration psychoanalytique consciente et inconsciente évoquée par la philosophe et théoricienne féministe Rosi Braidotti.] C’est à cette approche de la multiplicité que renvoie Andra McCartney lorsqu’elle dit dans eContact! :

Teresa de Lauretis parle de la « double conscience » des femmes qui travaillent avec la technologie, qui sont en même temps sujet, rationnel, organisant la réalité par la technologie — tout en étant construite stéréotypiquement comme objet, irrationnel, proche de la Nature. de Lauretis affirme que cette position maintient les femmes cinéastes (et j’ajouterais les compositrices électroacoustiques) à la marge de ces états d’esprit et toujours en position de les remettre en question. (McCartney 1998)

Il ne s’agit pas ici de dire que toutes les femmes sont à l’aise avec toutes les positions féministes. En particulier, poser les femmes comme catégorie séparée, par exemple dans les concerts ou enregistrements consacrés exclusivement à la musique de compositrices, ou par la discrimination positive, rencontre souvent une certaine résistance. Ou comme l’écrit Pascale Trudel dans le même numéro d’eContact! : « J’espère voir le jour où l’on ne sera plus obligé de dire “femme compositeure” mais que nous serons “compositeures”. » (Trudel 1998) On peut voir ici un phénomène de désidentification par rapport à la figure stéréotypique de la Femme ou un désir de rejeter le genre comme système répressif de confinement des stéréotypes de rôles, qualités, identités et rapports de force. Toutefois, il ne suffit pas de simplement changer les règles ou de nier les différences de genre et de sexe pour changer les représentations, positions, rôles et opportunités pour les femmes, ni changer les structures patriarcales et phallogocentriques. Parce que ces règles et différences sont profondément, obstinément et, dans une forte proportion, inconsciemment constitutives de la subjectivité, de l’intersubjectivité et de la culture, s’attaquer à cette tâche exige de « manœuvrer » sur les plans culturel, social et psychologique, et changer les expériences et l’identification des femmes et des autres. Se mouvoir dans un ensemble de positions féministes peut contribuer à ce processus sans pour autant s’assujettir à de nouveaux dogmes. La musique électroacoustique est un lieu fantastique pour une telle entreprise, que ce soit comme sujet composant, interprétant ou écoutant.

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