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Genre et électroacoustique

De temps à autre, des questions liées au genre sont soulevées sur la liste de discussion de la CEC 1[1. Le forum de discussion électronique CEC Discuss a été renommé cec-conference en 2003.], suscitant parfois des réactions passionnées, grossières, stupides, avisées, offensantes, défensives, (quasi-)indifférentes, intéressées, ignorantes et sympathiques. La discussion était particulièrement vive en janvier 1998. Tout a commencé par une réaction à une annonce de concert : « Vous feriez mieux d’appeler ça un concert de musique électroacoustique de compositeurs masculins ». À voir la diversité des réactions, il semble pertinent de démêler les différentes opinions et positions. La pensée féministe et les études sur le genre ont déjà une histoire riche. Il peut s’avérer instructif de mettre en rapport ce numéro sur le « genre et la musique électroacoustique » avec les travaux déjà réalisés dans ce domaine. Trois perspectives différentes sont souvent distinguées dans les études féministes. Women’s Studies and Culture, sous la direction de Rosemarie Buikema et Anneke Smelik, offre un bon aperçu des développements de la pensée féministe dans ses rapports à la culture. Cet ouvrage me sert de point de départ ici.

Bien qu’une hiérarchie chronologique soit parfois évoquée, je préfère l’idée de perspectives plutôt que de stades : différents points de vue peuvent être adoptés en même temps. Une même personne peut soutenir des positions différentes en différentes occasions, tout dépendant de ce qui « paraît mieux » — c’est-à-dire ce qui semble avoir le plus de sens dans une situation donnée. La plupart du temps, on rencontre un mélange de perspectives différentes. Les trois perspectives sont donc davantage des instruments d’analyse que des catégories descriptives. Par la distinction de ces trois différentes positions, nous pouvons avoir une meilleure idée des pensées féministes et antiféministes et de leur travail.

Égalité

Un élément central de cette position est l’idée selon laquelle les hommes et les femmes sont et doivent être égaux. Ceci soulève des questions : pourquoi y a-t-il si peu de femmes compositrices? L’idéal serait de mettre fin à la discrimination et d’obtenir un nombre égal de compositeurs et musiciens masculins et féminins. Des recherches historiques sont effectuées pour découvrir davantage de compositrices. Et les conditions restrictives et discriminantes imposées aux femmes sont également étudiées, par exemple le fait que dans le passé, les femmes n’avaient pas accès à une bonne éducation. La différenciation entre les hommes et les femmes semble être à la racine de la position de subordination des femmes. L’action a donc été axée sur la lutte contre la discrimination et la promotion de l’égalité des chances. L’accent est mis sur les aspects légaux et matériels, les lois et les institutions. L’attention est dirigée sur les femmes compositrices, leur vie et leur contexte professionnel — par exemple, la publication de biographies de compositrices du passé et du présent. Ceci est fait dans le but de corriger les inégalités de représentation entre les compositeurs masculins et féminins et de mettre au jour les lois et les pratiques discriminatoires du passé et du présent.

L’idéal d’égalité soulève toutefois une question : égal à qui? En pratique, la notion d’« égalité » sous-entend souvent que les activités et les qualités généralement associées à la masculinité sont davantage valorisées que les activités dites « féminines » comme les soins et l’alimentation. Sous le mot d’ordre d’« égalité », ce sont souvent les femmes qui doivent s’adapter plutôt que les hommes. Dans les faits, ceci peut avoir pour effet que les femmes consacrent généralement plus de temps et d’efforts dans le développement de leur carrière, mais qu’elles doivent en plus continuer d’accorder plus de temps que les hommes aux tâches ménagères et aux soins des enfants. Ceci peut signifier aussi que les femmes doivent adapter leurs comportements et leurs manières de communiquer en fonction des normes et habitudes prévalentes dans les milieux professionnels masculins, et que les hommes peuvent continuer sans rien changer. Ceci est manifestement injuste, mais une question se pose : le monde serait-il meilleur si nous adoptions tous les manières de vivre prétendument masculines?

Différence

Pourquoi ne pas valoriser la féminité davantage? Pour la deuxième position, les valeurs « féminines » comme les soins et le caractère émotionnel occupent une place centrale. Au nom de la « différence », les féministes s’intéressent aux traditions et pratiques spécifiquement féminines. Le corps de la femme reçoit une attention particulière. La nature « féminine » y est célébrée, par opposition à la culture « masculine ». Certaines féministes vont jusqu’à prétendre que si les femmes étaient au pouvoir, il n’y aurait plus de guerre ni de pollution. Les musicologues féministes se demandent : y a-t-il un style musical spécifiquement féminin? Une manière de composer proprement féminine? Contrairement à d’autres domaines, il semble très difficile de répondre à ces questions en ce qui concerne la musique.

Le danger de cette seconde position est qu’elle renforce les stéréotypes traditionnels. Et dans quelle mesure la société peut-elle changer si les femmes célèbrent leur féminité séparément? Je crois cependant que sa critique des valeurs masculines sous-jacentes à l’idéal d’égalité est très importante. Interrogeons ces valeurs qui ont un caractère d’évidence et examinons leurs implications en ce qui concerne le genre.

Déconstruction

Une importante critique de la seconde position porte sur le fait qu’au nom de la « féminité » et de la Femme, d’autres différences sont ignorées. Les femmes racisées et lesbiennes soulignent que le terme « Femme » signifie de facto blanche, de classe moyenne et hétérosexuelle. La troisième position s’intéresse aux multiples différences entre les gens, le genre étant l’une des différences importantes. Les dualismes homme-femme, culture-nature et esprit-corps sont remis en question et déconstruits. Les études féministes s’intéressent désormais à d’autres domaines. Les frontières entre les études féministes et, par exemple, les études culturelles sont bien souvent floues. Les pensées, théories et observations féministes pénètrent d’autres domaines et les études féministes s’approprient les développements survenus dans d’autres disciplines. Les valeurs culturelles évidentes sont remises en question. Le fait que la masculinité et certaines cultures masculines particulières sont étudiées est une étape importante. Je crois que nous devons non seulement nous demander pourquoi et comment les femmes (ne) font (pas) de musique électroacoustique, mais aussi pourquoi tant d’hommes en font et comment s’articulent les liens entre la musique électroacoustique et la masculinité. De toute évidence, des questions difficiles.

L’une de ces valeurs à être remises en question est celle accordée au compositeur. Héritage du XIXe siècle, le Compositeur, l’Auteur, est considéré comme un génie créateur, un Homme Important, un Demi-Dieu. Le statut de l’auteur a été remis en question par Roland Barthes et Michel Foucault notamment. Des féministes comme Joke Dame ont repris la déclaration de Barthes sur « la mort de l’auteur » pour libérer l’auditrice et la lectrice. Elles ne voient pas le compositeur comme la personne ayant l’opinion la plus importante sur son œuvre, comme une autorité. Elles mettent l’accent sur l’interprétation de la musique et du texte par les femmes. Mais d’autres féministes posent la question suivante : « Pourquoi tuer l’auteur au moment même où l’on voir émerger la femme auteure? »

La discussion sur le genre et la musique électroacoustique sur la liste de discussion portait en grande partie sur les compositrices. Ceci n’est pas étonnant puisque la plupart des gens sur la liste sont des compositeurs. De plus, la notion d’« égalité » est centrale. La discussion portait parfois sur des questions comme celles‑ci : les compositeurs et les compositrices ont-ils les mêmes chances? Ça ne paraît pas équitable qu’il y ait tant de concerts où presque toutes les œuvres sont de compositeurs masculins. Y a-t-il de la discrimination envers les femmes? Les postes à pourvoir sont-ils annoncés de manière ouverte ou réservés aux vieilles cliques masculines?

Toutefois, la notion d’« égalité » a suscité d’autres réactions. Si les hommes et les femmes sont égaux, pourquoi se soucier du nombre d’œuvres composées par des femmes présentées en concert, pourvu qu’il n’y ait pas de discrimination injuste? Certaines compositrices ont déclaré se sentir compositrices plutôt que femmes compositrices. Plusieurs compositrices s’opposent à l’idée que leur musique soit présentée dans des concerts consacrés à la musique des femmes parce qu’elles disent vouloir être appréciées pour leur musique et non en raison de leur sexe. Pour elles, la musique et la composition n’ont rien à voir avec le sexe de la personne qui compose. Plusieurs d’entre elles ne semblent pas avoir eu de mauvaises expériences de harcèlement ou de discrimination. Mais d’autres compositrices ont mentionné avoir eu de mauvaises expériences et sont plus conscientes de leur statut de femme compositrice.

Mais si la plupart des gens s’entend pour dire que la discrimination et le harcèlement sont de mauvaises choses contre lesquelles il est important d’agir, la question demeure : pourquoi si peu de compositrices sont-elles jouées en concert et si peu présentes dans les exposés historiques sur la musique? Je ne crois pas que les diffuseurs et les auteurs pratiquent la discrimination contre les femmes de manière consciente ou volontaire. D’autres mécanismes sont en jeu. À n’en pas douter, les réseaux et les « cliques » masculines constituent des moyens de trouver du travail ou de faire jouer ses œuvres. Et les réseaux ne fonctionnent pas avec des règles d’équité et d’égalité des chances. Les réseaux fonctionnent de manière personnelle, floue et non complètement consciente. Bien sûr, je crois que les postes et les opportunités de concert doivent être annoncés de manière ouverte. Mais je ne crois pas qu’il soit réaliste de penser que la société peut fonctionner sans réseaux, sans que l’on « connaisse des gens ». Et le genre est un élément important et, malheureusement, en grande partie inconscient dans les interactions humaines. La seule façon de contrer l’effet des « cliques masculines », autrement qu’en s’assurant du caractère ouvert des postes et d’autres opportunités, est de créer ses propres réseaux avec des femmes et des hommes. On dit souvent que les femmes sont généralement meilleures que les hommes pour communiquer et prendre soin des autres. Utilisons donc cette qualité féminine à notre profit et pour changer le monde — ce qui se fait déjà sur une base individuelle et collective. Créons des liens et des coalitions. 2[2. Voir, par exemple les initiatives du Studio XX [renommé Ada X en 2020], qui organise des ateliers sur les technologies pour les femmes.]

Mais l’enjeu est plus grand. Je crois important de s’interroger sur les valeurs et les pratiques de musique électroacoustique par rapport à la question du genre. Les valeurs et les jugements sur la musique ne sont pas abstraits, généraux, objectifs et neutres, mais sont posés par des personnes genrées, qui ont des qualités et des bagages particuliers, enracinés dans une certaine culture avec certaines valeurs. Pourquoi une pièce musicale est-elle jugée « bonne »? Et qu’est-ce que ça peut avoir à faire avec le genre? Ou comme le disait Barry Truax :

Honnêtement, je ne vois pas l’ouverture de l’establishment musical aux voix alternatives des femmes et des personnes gaies (ou de tout autre groupe) à moins que ces voix ne se conforment au paradigme dominant (d’où le constat que « l’on ne peut pas voir la différence »). J’insiste sur le terme de « voix alternatives » pour désigner les pratiques où l’art adopte diverses formes et dit des choses différentes et de manière différente. Cinquante ans de musique électroacoustique n’ont pas beaucoup ébranlé l’establishment musical par exemple, et je doute qu’elle ne soit jamais acceptée et reconnue comme faisant partie du « canon ». Peut-être qu’il devrait en être autrement, mais c’est seulement une autre façon de marginaliser les voix au moyen de cette prétention, ô combien innocente, que « nous choisissons toujours la meilleure musique », prétention qui ignore comment ces personnes ont été formées pour reconnaître ce qui est meilleur (qui commence habituellement par le présupposé selon lequel la musique abstraite est meilleure et nous avons une bonne idée de ce qui a permis de fixer les normes par lesquelles les autres sont jugés). [liste CEC-discuss, 1998]

Mais à quel point la musique électroacoustique est-elle marginalisée? Auparavant, la musique électronique et électroacoustique semblait avoir un certain prestige : on croyait qu’elle était importante pour l’avenir de la musique occidentale. En particulier dans les années 1950, avec Stockhausen, Berio et Schaeffer, ça semblait être le mot d’ordre : Nouvelles technologies, Nouveaux systèmes musicaux, Progrès! Pourtant, la musique nouvelle « expérimentale », « sérieuse » et « académique » a connu progressivement une crise en raison du manque d’auditeurs. Même les intellectuels qui s’intéressent à l’art moderne et lisent Joyce ou Beckett bien souvent n’écoutent pas de musique d’avant-garde parce qu’il la juge difficile ou peu attrayante. Ce que j’observe maintenant, c’est que la musique électroacoustique est perçue comme académique, comme une sous-culture et subit une forme de marginalisation sociétale. L’un des pires scénarios serait que le statut déclinant de la musique électroacoustique aille de pair avec l’accroissement de la présence des femmes dans ce champ de pratique : plus de femmes, moins de prestige et d’argent. Cette tendance s’observe dans d’autres domaines, par exemple en médecine. Aux Pays-Bas, on dit que le milieu des spécialistes empêche les femmes d’être « trop nombreuses » dans la profession, parce qu’ils ont peur d’un effet négatif sur leur prestige. Et de fait, tandis qu’un plus grand nombre de femmes deviennent médecins, les salaires diminuent.

Comment sonnent les voix alternatives? Je ne crois pas que les femmes font une musique différente de celle des hommes parce qu’elles seraient biologiquement différentes. Je ne crois pas non plus qu’il y ait une différence culturelle constante dans la socialisation des hommes et des femmes qui entrainerait une différence entre leurs musiques respectives. Il y a tant de différences entre les femmes et les hommes! Et nous sommes tous hybrides : nous avons tous absorbé différents traits « masculins » et « féminins ». Mais nous ne pouvons nier l’existence, dans la société en général, de différents comportements liés au genre dans bien des domaines qui sont vécus de manières très personnelles. Certaines femmes et certains hommes préfèrent ignorer cet état de fait; d’autres choisissent de faire quelque chose à ce sujet. Certaines personnes, des femmes plus souvent que des hommes, associent leur travail à des questions de genre. Ellipsis et Rising Tides of Generations Lost de Wende Bartley en offrent un bon exemple. 3[3. Ces deux pièces sont parues sur le CD Claire-Voie (empreintes DIGITALes [IMED 9414], 1994). Voir le compte-rendu du CD de Bartley par Andra McCartney dans ce numéro.] Mais il n’y a pas que les compositeurs qui peuvent faire des liens entre leur travail et les questions de genre. Les auditeurs, les experts et les chercheurs le peuvent aussi. Que le compositeur le veuille ou non. Ils peuvent le faire de bien des façons. Les écrits d’Andra McCartney par exemple abordent plusieurs des thèmes discutés ici; j’en explore moi-même certains dans mes recherches.

Mais pourquoi rattacher ses propres compositions ou celles d’autres compositeurs à des questions de genre? Je répondrais : pour créer une nouvelle place pour les femmes dans une culture dominée par les hommes en ce qui concerne les canons de la musique, la littérature, etc. Pour une femme, se trouver dans une telle place peut être aliénant. Une option est d’ignorer cette situation, si possible. Une autre option est d’utiliser cette situation et le travail déjà accompli par plusieurs autres comme source d’inspiration.

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