Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on est
2014 marque le centenaire de Hugh Le Caine, la figure la plus importante des débuts de la musique électronique au Canada. Inventeur et compositeur à ses heures, il a notamment inventé la saqueboute électronique à la fin des années 1940 — qui fut en fait le premier synthétiseur de musique électronique contrôlé par tension — et a continué à inventer des instruments et promouvoir la discipline jusqu’à sa mort accidentelle en 1977, à 63 ans. Ses inventions et ses contacts dans les années 1950–1960 ont mené à la création des studios de musique électronique des universités de Toronto et McGill (Montréal).
À ce stade de l’histoire de la musique électronique, tous les studios du monde étaient singuliers; il n’existait aucun équipement « standard » à l’exception du magnétophone et des appareils de contrôle du son. Les compositeurs visitaient les studios des autres en raison du caractère unique de leur équipement et créaient des pièces dont les sonorités témoignaient des particularités de ces équipements. Mis à part quelques exceptions, ces nouveaux instruments étaient dotés de caractéristiques particulières et imposaient souvent leurs propres limitations au compositeur. Cette unicité confortait en quelque sorte l’idée selon laquelle le studio était davantage un instrument qu’un laboratoire.
Dès la fin des années 1960, la commercialisation croissante de l’électronique a rendu l’équipement plus accessible et les prix ont commencé à chuter. Tout le monde pouvait alors créer son propre studio de musique électronique, moyennant l’intérêt et le budget. En Europe, ce sont principalement les radios qui ont hébergé ces studios, en raison de leurs installations et surtout de leur personnel technique capable de fabriquer, entretenir et modifier l’équipement. Au Canada, l’« ordre naturel » des choses voulut que ce soit dans le milieu académique, principalement universitaire, que les studios se multiplient. Et bien que plusieurs universités ont mis sur pied des studios vers la fin des années 1960 et au début des années 1970, toutes ne pouvaient pas compter sur le soutien administratif et le budget nécessaire au maintien des services techniques; aussi bon nombre de studios ont vu le jour pour ensuite cesser de fonctionner pendant un certain temps.
Vers la fin des années 1970, la scène de la musique électronique au Canada était un mélange de studios créés et exploités par des personnes faisant preuve de vision et de détermination remarquables. Cependant, avec l’évolution technique et commerciale toujours plus rapide, la conception des studios a changé, les studios étant progressivement dotés d’équipement semblable ou standardisé. La conséquence heureuse de cette situation est qu’au cours de la période de 1970–1980, le nombre d’étudiants inscrits aux cours de musique électronique (15–20 à travers le Canada) a pratiquement décuplé.
Autour de 1972, les compositeurs canadiens travaillant régulièrement avec le médium électronique pouvaient se compter sur les doigts d’une main; au début des années 1980, ils étaient autour de 70–100 personnes. Au début des années 1970, le centre d’activité était le « studio » (support fixe), mais à la fin de la décennie, on comptait plusieurs interprètes et ensembles de musique électronique (électroacoustique) en direct (live electronic). La distinction entre « musique de concert », musique « expérimentale » et « musique pop » était déjà plus floue.
Le Conseil des arts du Canada recevait des demandes de bourses pour des projets de musiciens, d’artistes médiatiques ou d’artistes visuels comportant une trame sonore. Aucune directive ne pouvait guider les différentes sections du Conseil des arts, l’« art sonore » indépendant de la « musique » n’étant pas encore reconnu comme une discipline à part entière. Personne ne semblait savoir quoi faire avec l’électroacoustique et différentes tentatives de « catégorisation », bien que louables, ont tout de même échoué. Certaines de ces tentatives étaient tout simplement trop visionnaires par rapport à la technologie existante.
Vue d’ensemble de la communauté électroacoustique au Canada dans les années 1980
Dans les années 1982–84, j’ai traversé le pays à deux reprises de Victoria à Montréal pour rencontrer les gens et constater ce qui était semblable (et ce qui était différent). J’ai pris contact avec différents studios, de Victoria à St. John’s, pour recueillir de l’information et pour « passer le mot ».
Colombie-Britannique. Victoria comptait un studio à l’université qui connaissait un certain succès, mais était plutôt isolé. Il cherchait à créer des liens davantage au « sud » qu’à l’est. Vancouver avait une filière électroacoustique importante à l’Université Simon Fraser, répartie entre les communications et l’école des arts contemporains, et comptait également quelques compositeurs indépendants, mais ils étaient en nombre insuffisant pour que l’on puisse parler de communauté.
Alberta. Banff était surtout une école d’interprétation; l’électroacoustique venait plutôt compléter le programme en enregistrement qui s’y développait. Edmonton comptait quelques artistes indépendants tenaces et des étudiants intéressés par l’électroacoustique à l’Université de l’Alberta, mais l’électroacoustique n’y entretenait que peu de liens avec les développements dans le reste du Canada. Quelques personnes s’y intéressaient également à Calgary, mais le milieu était trop petit pour réellement se développer.
Saskatchewan. On trouvait un studio à Saskatoon (équipé d’un Synthi 100!) et un petit milieu artistique indépendant, mais tout comme Régina, le milieu était trop petit pour soutenir un milieu universitaire.
Manitoba. Brandon avait un compositeur indépendant qui devait compter sur une ville située à deux heures de route vers l’est : Winnipeg, une ville sur le point de briser l’image de robustesse associée aux Prairies. On y retrouvait une « scène de musique nouvelle » et l’Université du Manitoba soutenait le développement d’un studio, petit mais de pointe, pour la musique assistée par ordinateur.
Ontario. Vingt-quatre heures de route, à l’est des Prairies, après de nombreux Tim Hortons, lacs, rochers, arbres, et mouches noires…
Avec le studio de musique électronique de l’Université de Toronto (UTEMS), Toronto était l’un des partenaires fondateurs dans l’histoire de la musique électronique au Canada. UTEMS a conservé son approche axée sur l’enseignement et un certain nombre d’alternatives (numériques celles-là) sont rapidement apparues; toutefois, aucun « réseau » rattachant tous ces studios n’a réussi à s’implanter. On enseignait l’électroacoustique dans plusieurs milieux universitaires à Toronto et dans le sud de l’Ontario, mais ils demeuraient plutôt isolés les uns par rapport aux autres. C’est Music Gallery qui attirait les amateurs torontois de nouvelles sonorités sur Queen Street West.
Bien que la situation d’isolement de Kingston pouvait rappeler celles des villes des Prairies, les studios de musique électronique de l’Université Queen’s pouvaient compter sur le soutien universitaire et individuel. L’attachement était si direct que l’édifice hébergeant l’école de musique, le Harrison-LeCaine Hall, a été nommé en l’honneur d’un diplômé de la première heure, Hugh Le Caine.
Des studios ont vu le jour à Ottawa au début des années 1970, mais il semble qu’ils ne faisaient pas partie des priorités académiques et n’ont pas vraiment été soutenus. Les radios universitaires diffusaient tout de même des émissions de musique nouvelle et électroacoustique.
Québec. À Montréal, l’EMS de McGill a vu le jour au début des années 1960 et jouissait d’un soutien budgétaire institutionnel remarquable. Créés avec un budget très limité en 1970–71/72, les studios de l’Université Concordia étaient certes le parent pauvre, mais comme ils étaient intégrés à une faculté des beaux-arts, ils accueillaient des étudiants aux profils différents du parcours musical traditionnel. L’Université de Montréal commençait à financer et soutenir un important programme académique, et l’orientation du Conservatoire n’était pas encore arrivée à maturité. Une caractéristique propre à Montréal, la présence de deux regroupements très dynamiques, l’Association pour la création et la recherche électroacoustiques du Québec (ACREQ) qui a eu beaucoup d’influence, et le Concordia Electroacoustic Composers’ Group (CECG / GEC).
L’Université Laval s’était en quelque sorte réorientée, laissant Montréal occuper la place centrale en matière d’électroacoustique.
Les provinces maritimes ressemblaient à certains égards aux Prairies, avec leurs universités de petite taille et leurs studios indépendants. Il existait une petite communauté d’artistes sonores très active à Halifax (Nouvelle-Écosse) qui n’était pas sans rappeler Edmonton et Saskatoon. À l’Île-du-Prince-Édouard, au Nouveau-Brunswick et à St. John’s (Terre-Neuve), des individus s’efforçaient de s’établir dans ces milieux musicaux traditionnels et plutôt conservateurs.
Étudier l’électroacoustique aujourd’hui
Un saut de trente ans et les choses ont bien changé. À première vue, on peut expliquer ces changements par la croissance naturelle et l’évolution. Les deux plus importants changements sont sans doute l’accès aux équipements et aux technologies de traitement du son et l’internationalisation de la communauté avec le développement d’Internet.
J’estime que le nombre d’étudiants en électroacoustique au Canada, ou ce que l’on pourrait nommer de manière plus appropriée les « études électroacoustiques », c’est-à-dire l’étude et l’utilisation du son transmis par haut-parleurs, se situe entre 2 000 et 5 000.
Il y a trente ans, l’électroacoustique (ou la musique électronique comme on l’appelait à l’époque) était le domaine du compositeur de musique et de l’artiste sonore; l’apposition « musique » décrivait ou désignait le domaine en question. De nos jours, le concepteur de trames sonores pour les jeux par ordinateur, la vidéo, le cinéma ou la télévision, la publicité et les médias utilise 80 % des outils de l’ingénieur du son en studio et du compositeur électroacoustique « sérieux ». L’ordinateur portable, omniprésent dans la dernière décennie, a maintenant le statut d’instrument d’ensemble, et les collaborations en direct entre milieux universitaires, communautés, nationales et internationales, sont maintenant la norme. L’interprète membre d’un ensemble d’ordinateurs participant à une performance ce soir travaillera demain après-midi à une trame sonore pour le théâtre; il enregistrera avec son groupe dans son studio personnel dans deux jours et donnera un atelier dans une bibliothèque publique le samedi après-midi.
Au début des années 1980, il est devenu évident que le modèle du « carcan » disciplinaire, hérité du 19e siècle, a perdu son sens pour la jeune génération. Et c’est l’une des choses que j’ai pu observer en rencontrant des centaines de personnes, face à face ou par Skype, pendant la tournée nationale soulignant les 25 ans de la CEC : la grande majorité d’entre eux n’a jamais utilisé un ordinateur monochrome, et il semble aller de soi que travailler en électroacoustique implique d’avoir une bonne connaissance du son (acoustique et physiologie de l’audition), des applications informatiques (synthèse virtuelle et Max/MSP), des compétences en enregistrement de studio (prise de son et mixage), une certaine connaissance de la transformation du son (royaume du plug-in), et de savoir gagner sa vie en faisant un travail lié à n’importe quel aspect du son, commercial ou artistique.
Les différences et les divisions des années 1980 ont tendance à s’estomper avec Internet, iCloud, Facebook et les médias sociaux en général. Le studio et le milieu universitaire continuent de jouer un rôle de premier plan dans le développement des artistes sonores et des praticiens électroacoustiques, et c’est là où l’on retrouve la discipline électroacoustique la plus concentrée. Des jeunes de 11 ans apprennent par eux-mêmes les rudiments de GarageBand en quelques heures. Ils ne viennent pas à l’université pour apprendre le fonctionnement d’un logiciel ou comment tourner des boutons; ils y viennent pour les connaissances, la perception, l’expérience et la recherche.
La communauté s’est développée grâce à l’engagement et la vision de plusieurs personnes au cours des 65 dernières années. L’histoire de ce pays est digne d’intérêt et bien des ressources sont à la disposition de ceux qui veulent la connaître. À voir les activités qui ont marqué les 25 ans de la CEC, j’ai le sentiment que les institutions canadiennes se classent parmi les meilleures au monde dans la discipline en constante évolution de l’électroacoustique.
Salvo NC, 31 décembre 2013
Montréal QC, 3 avril 2013
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