eC!

Social top

Éditorial

L’utilisation du tourne-disque pour créer et composer de la musique, plutôt que comme outil de reproduction (ce à quoi il était destiné à l’origine) est la principale caractéristique des pratiques modernes de performance avec tourne-disque. Un tel détournement artistique, déjà exploré avec le phonographe, a été pratiqué tout au long de l’évolution des instruments électroniques. Ce numéro d’eContact! s’intéresse au tourne-disque, abordé sous l’angle de la performance expérimentale, et comprend également des contributions portant sur les dimensions historiques et artistiques du genre.

Depuis la fin des années 1970, les pratiques de performance avec tourne-disque, appelées aussi « turntablism » et platinisme, ont occupé de plus en plus de place dans les musiques populaire et expérimentale. Les techniques propres à ces pratiques, telles que l’échantillonnage et le scratching, ont été popularisées en grande partie par les premiers DJ de hip-hop. Les articles de ce numéro retracent l’histoire d’une pratique presque centenaire qui n’a pas reçu l’attention qu’elle mérite. Nous verrons qu’il y a encore beaucoup à explorer dans les pratiques utilisant le tourne-disque et les technologies qui y sont apparentées, bien que le contexte et les intentions artistiques n’ont cessé d’évoluer de différentes manières au fil de leur histoire.

 « Ma définition d’un platiniste (Turntablist) est une personne qui utilise des tourne-disques non seulement pour faire jouer de la musique, mais aussi pour manipuler les sons et créer de la musique. »
— DJ Babu, platiniste hip-hop [1. Cité dans Christoph Cox et Daniel Warner (sous la dir.), Audio Culture: Readings in modern music, New York, Continuum, 2004, p. 328.]

À l’époque de l’invention du gramophone, les compositeurs étaient en quête de sonorités inédites, d’une forme d’indépendance par rapport aux musiciens, et de pratiques alternatives de composition et de performance musicale. Avec les progrès des technologies d’enregistrement, permettant notamment la production de masse d’enregistrements sur disque vinyle, le tourne-disque est devenu l’un des « joueurs » importants dans la commercialisation de la musique. Le travail de nombreux platinistes peut être interprété entre autres comme un commentaire, pas forcément subtil, au sujet de ces connotations symboliques, alors que leur travail braque les projecteurs sur le média lui-même : le disque. De nos jours, en cette époque de pratiques dites DIY (do-it-yourself), bien des artistes sonores préfèrent explorer et inventer des instruments personnalisés à l’aide de « vieilles technologies », plutôt que d’adapter leur travail aux produits technologiques de masse. Ces pratiques sont à l’origine de sonorités inédites, de concepts inconnus de production de sons et de modes d’interaction idiosyncrasiques, qui sont autant de traits caractéristiques des pratiques contemporaines de performance avec tourne-disque. Parallèlement à l’informatisation progressive et la création de nouveaux médias, les pratiques de performance avec tourne-disque ne cessent de gagner en popularité depuis le milieu des années 1980.

Dans ce numéro d’eContact!, des entretiens avec différents platinistes (illustrés d’exemples audio et vidéo) nous permettent de prendre la mesure de la diversité des approches en matière de performance. Des articles retraçant l’histoire des premiers appareils pour enregistrer et reproduire le son permettront aux lecteurs de se familiariser avec les précurseurs des pratiques de performance avec tourne-disque, en plus de présenter une réflexion sur les changements et les similitudes, tant sur le plan culturel que technique, qui ont jalonné le siècle dernier. Les lecteurs seront même invités à tenter leur propre expérience de performance avec tourne-disque, avec des instructions pour créer leur propre tourne-disque en carton. La multitude de points de vue sur la création sonore avec tourne-disque présentés dans ce numéro témoigne de la richesse du genre et des possibilités fascinantes qu’offre le tourne-disque.

Histoire

Dans « Metal Machine Music: The Phonograph’s Voice and the Transformation of Writing », Michael Heumann retrace le contexte dans lequel Thomas Alva Edison et ses contemporains ont introduit les inventions scientifiques telles que le phonographe ou le graphophone. L’auteur étudie la présentation officielle du phonographe d’Edison et les changements culturels survenus entre la guerre de Sécession et la Première Guerre mondiale, changements résultant de cette convergence de la voix humaine et de la reproduction mécanique. L’inventeur du graphophone, Charles Tainter, voyait en son appareil « un pouvoir qui va au-delà des pouvoirs que conçoivent ses créateurs humains ». Mais ces appareils n’ont pas seulement été l’objet d’une fascination optimiste; des voix critiques s’inquiétaient également de la déstabilisation de l’identité individuelle qu’entraînait le fait que la voix devienne « immortelle » et puisse ainsi survivre au corps. En plus de ces questions relatives à l’identité humaine, l’auteur réfléchit aux nouvelles formes de consommation de la musique.

Mon propre article, « Experimental Turntablism: Historical overview of experiments with record players / records — or Scratches from Second-Hand Technology », commence également avec l’invention des premiers appareils d’enregistrement et parcourt les principales étapes dans l’évolution des pratiques de performance avec tourne-disque jusqu’aux pratiques des platinistes contemporains. Je propose notamment une représentation graphique de l’histoire de ces pratiques sur une flèche du temps qui se termine aux pratiques actuelles. Les premiers travaux sur les effets sonores, l’analyse du son et la génération de sons avec tourne-disque sont évoqués et différentes approches esthétiques sont présentées. Une réflexion sur la convergence d’influences importantes pour les pratiques de performance avec tourne-disque — des mouvements tels que Dada, le futurisme et la musique concrète, ainsi que Fluxus et des créateurs comme John Cage ou Christian Marclay — trace un portrait exhaustif des liens entre les courants et fait la synthèse du développement de ces pratiques.

Pratiques artistiques

Ce numéro présente de nombreux exemples d’utilisation du tourne-disque comme instrument, outil ou sculpture par des artistes sonores contemporains. La variété des manières de préparer et modifier les tourne-disques et les disques eux-mêmes semble infinie.

Inspiré d’un modèle datant des années 1960 nommé CardTalk, le « flap-o-phone » de Christopher DeLaurenti est un tourne-disque « sans fil » fait de carton et dont le fonctionnement est assuré manuellement, en faisant tourner le disque avec les doigts. Dans « The flap-o-phone, A Site-Specific Turntable », il décrit sa pratique avec son tourne-disque portable qu’il peut employer dans la rue, dans l’autobus, en fait n’importe où! Les lecteurs sont invités à tenter leur propre expérience en fabriquant l’instrument avec l’aide des instructions de l’auteur, « flap-o-phone Construction and Assembly Instructions »… Permis de copier à volonté!

L’improvisateur autrichien Wolfgang Fuchs offre son point de vue sur la performance avec tourne-disque dans « The Tu(r)ning of the (W)o(r)ld », où il réfléchit sur les attentes des participants : le public, les critiques, les organisateurs et les musiciens. Dans un effort pour établir les catégories définissant les différents styles et genres de pratiques avec tourne-disque, il constate que le tourne-disque est un instrument qui possède ses propres références et son histoire, un instrument qui « a évolué et est passé d’un stade de “métadispositif” de reproduction à celui d’instrument sonore de premier niveau ».

Dans « Lab Report: Die 50 Skulpturen des Institut für Feinmotorik », le groupe d’artistes sonores suisses et allemands Institut für Feinmotorik relate une expérience qui a conduit à la création des pièces radiophoniques Die 50 Skulpturen des Institut für Feinmotorik. Cette expérience technique et conceptuelle consistait en l’utilisation de matériaux audio produits avec des tourne-disques et la création spontanée d’une méthode de (dé)composition non musicale inspirée du concept de sculpture. Cette expérience a permis de créer une collection de sculptures acoustiques. Ces pièces ont été réalisées avec l’Octogrammoticum, un dispositif personnalisé composé de huit tourne-disques préparés et d’objets domestiques. L’idée centrale de ce projet était que les tourne-disques eux-mêmes devaient produire la musique, ce qui impliquait de donner à la machine le contrôle de la composition.

« Lo-Fi Cartridge Construction and Function of the Constraint » présente une réflexion sur la notion de contrainte formelle et l’idée de processus non pertinent (empruntée à Fluxus) dans la pratique de l’auteur, soit la fabrication de cartouche et d’aiguille de lecture ainsi que la manipulation de supports vinyles pour tourne-disque conçu comme instrument de composition et de performance. Par la fabrication de cartouches ou l’utilisation d’une vieille centrifugeuse médicale, l’artiste médiatique australien Ian Andrews explore de nouveaux modes de production de sons, notamment à l’aide d’opérations non intentionnelles, mais où il tente de restreindre la part d’arbitraire.

L’artiste canadien Michael Hansen emploie le tourne-disque, qu’il appelle son « coffre à outils », dans ses œuvres visuelles aussi bien que sonores. Dans « Talismania (Fetishizing the Fetish) », il compare brièvement les définitions du concept de fétiche chez Freud et Marx, avant de s’intéresser au disque comme fétiche. Son matériel comprend un appareil très rare : le Recordette 3 de Wilcox-Gay, un graveur de disques destiné à enregistrer des chansons à partir d’une radio. À l’aide de cet appareil, il propose un nouveau concept de recontextualisation du matériau source, ce qui lui permet de fétichiser et refétichiser le fétiche.

Entrevues

Dans une entrevue du musicologue Andreas Engström avec Camilla Sørensen et Greta Christensen qui forment le duo danois Vinyl Terror & Horror, on apprend que les deux artistes ont commencé à travailler ensemble avec un orgue Hammond. On peut également y lire pourquoi ces deux artistes issues des arts visuels (la sculpture) ont choisi le vinyle comme média pour leur travail sonore.

Dans « Interview with Maria Chavez » réalisé par l’artiste sonore Daniel Neumann, la platiniste de New York retrace le développement de son vocabulaire avec le tourne-disque, au cours d’une discussion couvrant divers thèmes relatifs à sa pratique : contexte, improvisation, outil ou instrument, moment présent, hasard, performance en direct et perspectives futures.

« Plastik Fantastik: Interview with Sebastian Buczek » est davantage une discussion amicale entre deux collègues qu’une entrevue à proprement parler. Le platiniste de Berlin Ignaz Schick et l’artiste polonais discutent des projets de Buczek et de ses recherches avec des disques faits de matériaux différents — laque, verre, aluminium, cire d’abeille, et même du chocolat! Les caractéristiques du son varient énormément, en fonction du matériau et des procédés de gravure des sons directement sur les disques.

Un dossier sur le tourne-disque serait évidemment incomplet s’il ne soulignait pas la contribution essentielle de Martin Tétreault. Ce platiniste et artiste visuel de Montréal coupait et réassemblait des disques vinyles dès le début des années 1980. Il a joué un rôle de premier plan dans l’introduction du tourne-disque-comme-instrument — c.-à-d. sans vinyle — dans les performances de musique improvisée des années 1980–1990. Dans son « Entrevue avec Martin Tétreault », Sylvain Fortier retrace le développement de la pratique du platinisme au fil des différents projets de Tétreault.

Pratiques avec tourne-disque : ressources, chroniques et comptes-rendus

Les œuvres des platinistes et artistes Alexandre Bellenger, Maria Chavez, Billy Roisz et Vinyl Terror & Horror sont également à l’honneur dans les galeries audiovisuelles de ce numéro. Kevin Austin pose ses « 6 Questions » aux compositeurs Adam Basanta, Susan Frykberg et Steven Naylor, tandis que le platiniste Ignaz Schick soumet les siennes à sa collègue Maria Chavez. John Oswald décrit ce que nous entendrions si nous nous retrouvions sur son « île déserte équipée d’une chaîne hi-fi ». Des comptes-rendus de performances et d’ateliers — Body Controlled #4, la série Phonos (Brain Control, EyeHarp and Instruments) et Akousma 9 (Martin Tétreault et son quatuor de tourne-disques) — complètent ce numéro.

Mais avant de passer à la face B, l’équipe d’eContact! tient à remercier les contributeurs aux pages Turntable [wiki] consacrées aux techniques de performance, au tourne-disque dans la musique nouvelle et qui comprennent également une bibliographie. Nos remerciements particuliers à Ignaz Schick, dont les idées et anecdotes ont été fort utiles à la préparation de ce numéro.

Nous espérons que vous apprécierez l’éclectisme et l’attrait des articles de ce numéro. Et finalement… à vos platines!

Karin Weissenbrunner
15 janvier 2013

Social bottom