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Les ondes cachées entre le son et la lumière

Détournements de cellules solaires dans « Scanner Me, Darkly »

Mémoire et temporalité : circuit et circonvolution

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Figure 1. Panneaux solaires utilisés dans l’installation Scanner Me, Darkly (2019), de Stephanie Castonguay. [Cliquer sur l’image pour l’agrandir]

L’intention avec la création de l’installation Scanner Me, Darkly, destiné à être présenté sous forme d’une performance sonore, est de détourner la fonction usuelle de cellules photovoltaïques (panneaux solaires) afin de générer du signal sonore (Fig. 1). Par l’utilisation de têtes de scanneurs modifiées, pivotant sur un système de moteurs et d’aimants, des pulsations lumineuses qui en émanent sont converties en voltage moyennant des panneaux solaires dont le signal est amplifié. Tel qu’exposé par Calvin Graf, ce phénomène de transduction permet de passer du domaine de la fréquence visible à celui de l’amplitude audible d’un signal sonore (Graf 1985). Ce qui est entendu, c’est la fréquence de propagation de la lumière. Dans cette synergie lumière et son se dresse une transparence par les mouvements convulsifs des scanneurs ainsi que par l’extension du geste. Ce geste se décline dans le faire et dans la fabrication, mais se déploie aussi dans un contexte, un espace dans lequel ces appareils sont manœuvrés pour devenir instruments. Dans mon processus de création, il y a une volonté d’engager le visuel au-delà des limites de la perception.

L’écoute optique

Le phénomène de persistance rétinienne consiste en une forme de transduction entre les signaux optiques de la rétine et le cerveau. Comme l’indique Henri Bergson, il découle de ce phénomène les notions de temporalité et de mémoire, qui agissent comme trait d’union entre l’avant et l’après (Bergson 1968, 38). L’image perçue laisse sa trace dans notre mémoire et contribue à l’illusion de continuité. L’écoute optique souligne cette illusion car elle permet de percevoir par l’oreille ces pulsations d’énergie imperceptibles à l’œil. Ainsi, ce qui est vu, est entendu. L’utilisation de cellules photovoltaïques fut expérimentée par plusieurs artistes. Notamment, par Alvin Lucier et John Fullemann avec Solar Sounder I (1979). Dans cette installation, la composante sonore était influencée par la rotation de la Terre, prenant compte de la relation avec l’environnement de l’œuvre. L’artiste Charlotte Parallel, avec sa performance télématique créée en collaboration avec John He, When do the trees sleep? (2017) proposait une écoute directe de la ville urbaine qui serait caractérisée d’une approche et une sensibilité orientée vers notre rapport à l’espace public et à ses codes. 1[1. Pour plus d’informations sur son travail avec le son et la lumière, consulter son article « Transductions : Transforming light into sound » publié dans eContact! 19.2 — Light+Sound / Lumière+son (octobre 2017).] Contrairement à ces propositions, je considère mon approche plutôt instrumentale, en relation au geste et mouvement mécanique. La création de Scanner Me, Darkly s’est notamment inspirée par la compositrice britannique Daphné Oram et son instrument inventé Oramics (1957), dont les sonorités étaient paramétrées par les motifs de dessins, dans une relation sonore et visuelle.

Recircuiter : la mort dans les médias

La notion de mémoire et de temps, implicites dans ce projet, se manifeste à travers le processus de désassemblage, par le circuit bending. 2[2. Détournement de circuits électroniques.] Ainsi, il m’est possible d’altérer les fonctions imposées d’un circuit électronique dans une optique d’ingénierie inversée. 3[3. Étude du fonctionnement d’un objet et de ses modes de fabrication.] Réutiliser des têtes de scanneurs (Fig. 2) de manière alternative permet une sorte d’excavation temporelle vers une extension de leur utilité et au-delà de leur obsolescence. Chercheurs et théoriciens dans le domaine des technologies et des médias, les auteurs Garnet Hertz et Jussi Parikka soulignent ce détournement de circuits comme représentant un aller-retour temporel qui passe par l’intérieur même des dispositifs du quotidien. Ainsi, ils expliquent, on ne recule pas vers le passé : on l’adresse, le creuse, le repense, le bidouille, le sonde et le manipule en dehors de la question d’une durée de vie déterminée (Hertz et Parikka 2012).

Sur la question d’obsolescence, ils remarquent :

Assemblés en de nouvelles constructions, ces matériaux et ces idées deviennent des zombies qui portent en eux des histoires mais qui rappellent aussi les temporalités non humaines impliquées dans les médias techniques. [Notre traduction] (Hertz et Parikka 2012, 429)

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Figure 2. Têtes de numériseurs avec contrôleurs et capteurs. [Cliquer sur l’image pour l’agrandir]

La notion de zombification des médias est porteuse de sens car elle recèle un potentiel sur lequel j’aimerais élaborer dans la continuité de ma recherche, autant par une esthétique qui laisse visible l’altération des circuits, que par l’utilisation de données captées par les numériseurs afin de proposer une tout autre interprétation. Elizabeth McAlister, professeure en religion à l’Université Wesleyan, explique que la mythologie du zombie représente une métaphore de notre conscience collective. Automates sans âme, ces revenants du monde des morts tels qu’on les connaît aujourd’hui sont une création postmoderne en réponse au capitalisme et à la surconsommation, mais dont les origines religieuses font aussi échos à l’esclavagisme (McAlister 2009). Le zombie, selon ses origines afro-caribéennes, est un hybride entre un fragment d’une âme du monde des morts et un objet dans lequel l’âme est emprisonnée pour servir aux vivants.

Dans la conception de ce projet, les scanneurs sont sous l’emprise d’un code maître détournant l’intention initiale pour laquelle ils avaient d’abord été conçus. Dans cette nuance, il y a d’autant plus cette idée de zombification, puisque le détournement des circuits évoque notre rapport à la surconsommation et à la mort préprogrammée d’appareils électroniques. Dans le roman de Philip K. Dick, A Scanner Darkly (1977), le personnage aux multiples personnalités Bob/Fred/Bruce plonge dans un état quasi léthargique suite aux séquelles neurologiques causées par sa dépendance à la Substance M, avant d’être exploité comme travailleur sur la ferme agricole où la fleur Mors ontologica, la source de cette drogue, est cultivée. Ne se reconnaissant plus dans le miroir que lui projette les scanneurs, le personnage représente cet état de perte de conscience à laquelle aspire, on ne peut qu’imaginer, l’idéologie capitaliste.

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Figure 3. Un des dispositifs de l’installation Scanner Me, Darkly (2019). [Cliquer sur l’image pour l’agrandir]

Dans cette perspective, de lire les données des scanneurs permet de détourner leur interprétation usuelle, notamment celles liées aux couleurs, afin de pousser la réflexion sur la déviation de la perception pour réimaginer celle issue de la machine. Dans l’installation, la lumière émise par les scanneurs est projetée dans l’espace, déformée à l’aide de lentilles grossissantes (Fig. 3). Dévier cette perception comme si l’objet avait une vision propre dont la traduction aurait été piratée, faisant écho sur ce que constitue la perception de la réalité, telle qu’abordée dans l’œuvre de Dick lorsque Bob/Fred/Bruce s’interroge :

Que peut voir une caméra? Que voit-elle vraiment? Voit-elle dans la tête? Plonge-t-elle son regard jusqu’au cœur? Voient-elles clairement ou obscurément en moi — en nous? [Notre traduction] (Dick 1977)

Technè : la main et la machine

Allier son et lumière est pour moi le début d’un langage nouveau qui s’inscrit dans une approche d’altération des dispositifs électroniques, mais qui prend également place dans un contexte de diffusion et dans un rapport de négociation entre corps et machine. Cette négociation réside avant tout dans le faire (fabrication) en tant que processus, mais aussi en tant qu’élément implicite dans la façon de concevoir l’œuvre. À travers la relation directe entre le geste, la lumière et le son, c’est la causalité qui est mise en lumière et qui tisse le lien entre ces éléments (Fig. 4). Parce qu’il n’est pas accessible à tous de saisir les concepts sous-jacents à la performance et au détournement des circuits électroniques, cette relation causale révèle une dimension d’incertitude. Ainsi, en dehors d’une perspective linéaire de cause à effet, le dispositif propage un élément de mystère :

La causalité est mystérieuse, dans le sens originel du mot grec Mysteria, qui signifie des choses qui sont innommables ou secrètes. Mysteria est un nom pluriel neutre dérivé de muein, pour signifier fermer ou sceller. Le mystère suggère ainsi une gamme riche et ambiguë de termes : secret, enfermé, refoulé, retiré, innommable. [Notre traduction] (Morton 2013, 17)

En ce sens, cette composante de mystère a lieu dans ce rapport spéculatif dans notre interprétation de la relation de cause à effet.

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Figure 4. Stephanie Castonguay présente sa pièce Scanner Me, Darkly lors de Concerts Ultrasons à l’Université de Montréal en mai 2019. Image © Vincent Fillion. [Cliquer sur l’image pour l’agrandir]

En revanche, dans sa perspective linéaire, le geste peut être pris en compte autant dans son aspect processuel qu’au moment de l’acte, comme le proposent Deleuze et Guattari par ce qu’ils qualifient de phylum machinique (Marks 2010, 7), mais aussi à travers la notion d’une transposition, entre un savoir-faire qui relève de la technique et un sens esthétique. Selon Edmond Couchot, cette perception induite par la technique conditionne notre vision du monde. Pour lui, c’est au travers la main qu’il y a coexistence entre le faire et le savoir et qu’il y a une convergence vers la technesthétique (Couchot 2007, 30–31). Il ajoute que cette expérience passe par deux niveaux : la fabrication de l’objet et la réception dans l’acte de regarder (Ibid., 31). Alors que dans la conception proposée par Deleuze et Guattari, il y a une nuance dans l’acte du faire : le savoir se déploie dans le mouvement même de la main, canalisé dans la matérialité de l’outil et de la matière (Marks 2010, 7). Couchot propose que dans la perception du faire il y a un savoir sensoriel, que dans l’acte du regard il y a prédisposition :

[L]es différentes habitudes que nous acquérons au cours de ces multiples expériences technesthétiques, figuratives ou autres, forment une composante importante de notre éducation sensorielle, commune à l’artiste et au spectateur : une même culture perceptive. (Couchot 2007, 31)

La faculté de lier et de conceptualiser ce qui est perçu relève de la logique et permet une compréhension afin d’unifier et de donner sens de ce qui nous entoure. À ce propos, il ajoute :

Cette expérience ne se limite pas à une vague et élémentaire perception du monde, mais à une appréhension finement structurée : une pensée technique, autonome, travaillant sur des perceptions et des manipulations spécifiques qui s’inscrivent dans le temps et dans l’espace. (Couchot 2007, 32)

Ainsi, l’apport du faire joue un rôle prépondérant sur le regard de l’autre vers l’œuvre, en tant qu’extension du savoir-faire (technè). Faisant écho à notre perception face aux médias, Hertz et Parikka soulignent cette relation en expliquant :

Les médias sont eux-mêmes des archives au sens foucaldien du terme, comme condition de la connaissance, mais aussi comme condition des perceptions, des sensations, de la mémoire et du temps. [Notre traduction] (Hertz et Parikka 2012, 427)

Composition, ombre et lumière

L’espace de diffusion influence la présence des dispositifs et la relation entre son et lumière. Inspirée par la pratique sonore de l’artiste japonais Kanta Horio, je désirais comme lui investir l’espace par la propagation d’ombre et de lumière. L’artiste construit à partir d’une accumulation d’évènements sonores et visuels et engage l’espace dans une approche sculpturale, donnant de l’ampleur aux petits objets mécaniques par un jeu d’ombrage. Cette réflexion a pris forme en partie dans la conception de la composition. Le travail d’exploration sonore était une prise de conscience du rapport au corps et à l’espace. Ce travail scénique s’inscrit au-delà du geste, car même si la partition a été écrite pour activer et désactiver des processus (Fig. 5), elle n’en détermine pas moins qu’elle en active la mise en scène du corps.

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Figure 5. Extrait de la partition pour l’installation Scanner Me, Darkly (2019), de Stephanie Castonguay. [Cliquer sur l’image pour l’agrandir]

Ainsi, le geste est un acte engagé dans l’espace, en continuité, et s’allie à la fonction de l’instrument en tant qu’objet générateur de son. L’interaction, l’itération, les répétitions de motifs et la causalité soutiennent le rôle de ces dispositifs électroniques, leur permettant de conférer au contexte un univers imaginaire. L’espace de diffusion, ou l’espace scénique, je réalisais qu’elle ne constitue pas d’un vide qui doit être rempli, mais d’un espace dans lequel une nouvelle couche s’ajoute, où ces étranges appareillages électroniques lumineux se projettent et prennent vie. Timothy Morton propose ce rapport particulier entre l’espace et la nature curieuse des objets :

Il n’existe pas d’espace phénoménologiquement vide. L’espace regorge d’ondes, de particules, de séductions magnétiques, de courbures érotiques et de sourires menaçants. Même lorsqu’ils sont isolés de toute influence extérieure, les objets semblent respirer d’une vie étrange. [Notre traduction] (Morton 2013, 35–36)

Cette vie secrète qui nous entoure

Déviées de leur fonctionnement usuel, les têtes de scanneurs deviennent instruments improbables. Perçant la noirceur et défiant nos perceptions, leurs fréquences lumineuses se font entendre. Ces courants recèlent des dynamiques complexes de mouvements erratiques et d’impulsions incessantes. Il y a tout un univers sonore qui prend vie à travers ces transformations d’énergie, qui rappelle que l’acte de détourner n’est pas qu’une façon de saisir l’origine de nos médias, mais aussi une façon de saisir notre monde.

Bibliographie

Bergson, Henri. Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein. Paris : Les Presses universitaires de France, 1968.

Couchot, Edmond. Des images, du temps et des machines, dans les arts et la communication. Paris, Actes-Sud, 2007.

Dick, Philip K. A Scanner Darkly, New York, Doubleday c1997; Boston MA, Houghton Mifflin Harcourt, 2011.

Graf, Calvin R. Exploring Light, Radio & Sound energy with Projects, É.-U., TAB Books, 1985

Hertz, Garnet et Jussi Parikka. “Zombie Media: Circuit bending media archaeology into an art method,” Leonardo, vol. 45, Nº. 5 (octobre 2012), pp. 424–430. Disponible à : http://mediaarchaeologylab.com/wp-content/uploads/2013/06/Zombie-media.pdf [consulté le 29 décembre 2019]

Horio, Kanta. Site officiel. http://kanta.but.jp

Lucier, Alvin et John Fullemann. Solar Sounder I (1979), installation sonore.

Marks, Laura U. Enfoldment and Infinity: An Islamic genealogy of new media, É.-U., The MIT Press, 2010.

McAlister, Elizabeth. « Dead Men Walking: Zombies from Haiti to Hollywood », Center for Humanities,, Wesleyan University, le 6 avril 2009. [Conférence]

Merleau-Ponty, Maurice. Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.

Morton, Timothy. Realism Magic: Objects, ontology, causality, Michigan, Open Humanity Press, 2013.

Oram, Daphne. Oramics (1957).

Parallel, Charlotte et Jon He. When do the trees sleep? (2017), œuvre et performance télématique.

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