Stratégies d’écoute dans ma pratique d’art sonore
Après avoir réalisé plusieurs pièces de type création radiophonique — où le travail solitaire en studio est suivi d’une diffusion sur les ondes radio, ce qui donne peu de chance d’être témoin de la réaction du public — j’ai ressenti le besoin de m’approcher de ce public et d’aller observer comment les expériences sonores et d’écoute que je proposais étaient perçues et ressenties. Cette sortie du studio fut l’occasion d’amorcer une réflexion sur la perception des pratiques sonores contemporaines, par un public par moment déstabilisé en présence d’œuvres sonores matériellement intangibles et qui de surcroit ne reposent pas sur les assises harmoniques familières.
Je me suis alors demandée quelle serait la façon de placer le public au cœur de l’histoire. Est-ce que l’expérience de participer à la génération d’une œuvre sonore modifierait la façon d’écouter cette musique? Est-ce que de connaître certains des mécanismes inhérents à la génération d’une œuvre donnerait de nouvelles clés pour apprécier cette œuvre? Il était important pour parvenir à mes fins que l’expérience proposée soit vécue positivement et que les exigences liées à sa réussite soient accessibles. Le public devrait se sentir libre dans l’interaction avec le dispositif tout en se sachant guider. Il devrait s’amuser, prendre plaisir. Afin d’aborder ces questions, j’ai décidé d’intégrer une dimension participative à mon travail. Cette nouvelle approche allait me permettre de reconsidérer une question musicale, celle des rôles traditionnellement définis dans la triade : public, interprète et compositeur-concepteur. Je ne sais pas si ce sont les projets qui ont déterminé les tactiques adoptées ou à l’inverse les stratégies qui ont décidé des projets, mais je n’allais pas perdre de vue mon objectif premier : stimuler l’écoute.
Ce texte rend compte de trois travaux où les participants sont liés de près à la génération de l’expérience qu’ils s’apprêtent à vivre. Le premier est une installation sonore interactive immersive. Le deuxième inclut une action performative intrinsèque au processus de création et le troisième est une écoute collective, accompagnée.
Le vivant bruit du corps (2011–14), installation sonore interactive immersive
La conceptualisation de cette pièce a été accompagnée par la question de l’engagement du public dans une œuvre musicale. Je me suis demandée si l’intervention de l’auditeur-spectateur dans le déroulement d’une œuvre sonore allait le rapprocher de celle-ci. Accepterait-il une invitation détournée à tenir un rôle dans l’existence de la pièce? S’il en devenait acteur, se prendrait-il au jeu? Est-ce que son expérience en serait par conséquent plus forte? Il fallait trouver comment donner une tangibilité au son. Ma stratégie sera d’introduire une dimension matérielle et d’aller vers la génération du son en direct. L’installation sonore interactive avec interface de jeu s’est imposée en tant que forme. L’auditeur allait être soumis à une nouvelle posture devenant à la fois l’interprète du dispositif et le premier auditeur. L’approche de « l’instrument » se devait d’être ludique et son apprentissage rapide. Ces qualités devraient mener l’interacteur à une écoute de plus en plus aiguisée, et sensible.
Dispositif
Le vivant bruit du corps met en scène deux chaises droites en bois. Elles ont la particularité d’être déséquilibrées du fait que chaque chaise a une roulette fixée à l’une de ses pattes arrière. L’installation est silencieuse jusqu’à ce que l’une des chaises soit manipulée. Si l’interaction est interrompue, le son s’arrête. Les chaises sont ces nouvelles interfaces de jeu.
Chaque chaise est augmentée d’une manette Nintendo et d’un microphone faisant double emploi. Ce microphone, piézo-électrique, assure la captation des sons générés lors de la manipulation des chaises pour un mode de jeu, et pour un autre, il agit comme capteur de données.
Dans un cas, le micro est directement en contact avec la chaise et amplifie les craquements. Dans l’autre, une prothèse sonore a été fabriquée et attachée à la chaise. Le micro y est fixé et capte le roulement de billes de métal dans un bouchon de tôle. Un préamplificateur reçoit le signal avant l’envoi par câble à l’interface audio. Chaque chaise possède son propre équipement qui est fixé sous le siège.
Le mouvement porté à la chaise, son angle d’inclinaison, le son émis par celle-ci et les impacts perçus par les micros sont générateurs de la composition qui prend forme en direct.
À l’activation des chaises, une composition sonore et spatiale s’élabore. Sa diffusion se fait par l’entremise d’un système octophonique dont la configuration dans l’espace va varier en fonction des contextes de présentation. La composition se structure à l’intérieur de trois séquences de jeu disponibles en alternance. Le premier jeu fait entendre le son généré par la manipulation des chaises. Il est soit brut, soit traité, soit transformé en direct. Le deuxième jeu donne accès à des séquences précomposées. Le troisième fait appel à un effet psychoacoustique généré en direct. L’apprentissage de l’instrument se fait avec la manipulation; le résultat sonore est immédiat. L’interacteur est guidé par l’écoute.
Le vivant bruit du corps fait entendre un univers sonore varié. Par moment, la masse sonore se fait dense et complexe; à d’autres, le son est dépouillé. L’interacteur mène cette évolution. Le déroulement obéit au rythme qu’il infléchit. Ce foisonnement d’objets sonores de nature diverse qui évolue librement — se percutant, se liant, fusionnant — entraîne un mouvement spatial. La compréhension de ce mouvement spatial est aidée par l’association de quatre des huit haut-parleurs à chacune des chaises.
Le résultat perceptif est comparable à l’écoute simultanée d’un ensemble de lieux abstraits qui seraient mis à l’épreuve et modulés par l’interprétation des auditeurs-interacteurs.
86 400 Seconds — Time Zones (2015/50:00)
Commande de Soundproof, Creative Audio Unit chez ABC Radio National (RN) en Australie
86 400 Seconds — Time Zones rend compte d’une perception du temps simultanée à son écoulement. Ce titre réfère au nombre de secondes contenues dans une journée (60 s x 60 min x 24 h = 86 400 s) et à la traversée des fuseaux horaires. 1[1. 86 400 Seconds — Time Zones est une commande de Soundproof (RN), une émission présentée par Miyuki Jokiranta sur les ondes de ABC — Australian Broadcasting Corporation. Visiter leur site Web pour écouter cette production.] Projet participatif, 135 personnes ont compté des centaines de chiffres compris entre 1 et 86 400 en 35 langues et dialectes incluant l’arabe, l’arménien, le farsi, l’hébreu, le japonais, le mandarin, le tibétain, l’ukrainien, le wolof. Les participants âgés de 6 à 80 ans ont compté chaque seconde à la vitesse même de la seconde, donnant à l’écoulement du temps une voix humaine. La pièce, d’une durée de 50 minutes, est un tissage complexe de voix et de langues. Sa structure prend forme à travers le défilement des fuseaux horaires et la densité de population de chaque fuseau.
Les premiers compteurs à avoir participé au projet étaient mes proches. Puis le cercle s’est agrandi, la sollicitation s’est faite par personnes interposées. Chaque compteur se déplaçait chez moi et nous passions une heure ensemble permettant de faire connaissance, comprendre ma demande, s’exercer au compte (qui s’est avéré une vraie performance), trouver des stratégies pour que chacun réussisse et reparte satisfait avec le sentiment d’avoir bien répondu à cette demande assez difficile, et compter.
Les rencontres individualisées en studio m’ont permis d’engager la communication avec les compteurs, pour la plupart, des non-initiés. Il s’en est suivi d’un échange sur leur expérience, la méthode travail et la performance. Les participants disaient avoir été motivés par le désir « de m’aider » à réaliser cette production et par l’humanité qu’elle sous-tendait.
L’écoute en mouvement (2012–)
L’écoute en mouvement est une expérience d’écoute vécue en petite formation. Un itinéraire prédéterminé propose des arrêts à des lieux d’intérêts par leurs caractéristiques acoustiques. Ces points d’écoute prennent place autour d’acoustiques naturelles, architecturales et construites.
L’écoute circule entre les détails et l’ensemble, les plans et les volumes. Elle se construit en une architecture.
Notre attention est tournée vers la vie sonore ambiante, puis une chose se démarque, un son qui se frotte à un autre. L’avion dans le ciel contre le chant de l’oiseau posé sur la branche d’un arbre à côté duquel on se tient. La distance s’établit. L’espace dans l’écoute se mesure dans la distance entre le lointain et la proximité. Plan. Volume. Le plan sonore se modifie en continu. Un son s’éteint. Un nouvel événement reçoit déjà toute notre attention. La perception s’affine. Des microévénements s’infiltrent dans cette trame en évolution.
Nous nous dirigeons vers une ruelle quelques rues plus loin. Le point d’écoute se situe entre deux maisons de trois étages recouverts de briques rouges. Un autre bâtiment se dresse au fond de la ruelle. Le sol est asphalté. Au claquement des mains à ce point précis, le son illumine l’espace en rebondissant plusieurs fois en écho.
Dans cet exercice, la conscience et l’attention sont entièrement portées par le moment présent. Le corps est au centre de l’expérience. Il en est le point de référence. On est à même de se demander comment l’environnement est modifié par notre présence et réciproquement, comment notre présence altère l’environnement. En poursuivant la déambulation, des liens se tissent entre l’écoute et la perception musicale.
Conclusion
Ces trois stratégies se sont avérées une façon efficace d’introduire les pratiques contemporaines auprès d’un public moins, voire non spécialisé. Elles ont provoqué des échanges entre les participants et ont favorisé la tenue de conversations avec moi. Dans les trois cas, l’objectif d’éveiller et de stimuler l’écoute a été atteint. Certaines personnes ont témoigné leur étonnement par rapport à ce qu’elles avaient entendu. Elles ont confié qu’une écoute attentive les avait amenés à entendre autrement. Elles avaient perçu que le monde sonore, aussi varié soit-il, était organisé et qu’il pouvait être comparable à une composition musicale.
L’installation sonore qui requérait une interaction active du public et par laquelle je cherchais à brouiller, voire confondre le rôle de la triade auditeur-interprète-compositeur a été vécue aisément. L’installation a été appréhendée par moment avec une certaine ambiguïté suscitant la crainte. Ce sentiment s’est vu rapidement dépassé une fois que la maîtrise du déséquilibre de la chaise était établie. L’association au jeu et l’univers sonore qui en jaillissait surprenaient positivement et encourageaient les interacteurs à poursuivre l’expérience.
En tant qu’artiste, j’ai été heureuse de constater que le son exerçait un réel engouement chez le public. Et que si les propositions et sa mise en forme étaient justes. La participation du public allait être au rendez-vous.
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