Éditorial
Le caractère éphémère et diversifié du concept de subversion dans la création musicale en fait un concept complexe, difficile à définir et illustrer. Dans ce numéro, on l’aborde sous l’angle des pratiques expérimentales avec tourne-disques, cassettes et autres dispositifs, des genres marginaux, de la sculpture sonore et des modèles alternatifs de distribution musicale.
À l’origine, ce numéro était conçu comme la « face B » d’un numéro précédent portant sur les pratiques de tourne-disque (eContact! 14.3, janvier 2013). Nous voulions toutefois revenir plus en détail sur les qualités subversives des pratiques expérimentales avec tourne-disque, en particulier pour leur actualité et leur attrait. En élargissant la thématique pour inclure les pratiques expérimentales en général, nous pouvions nous ouvrir à d’autres œuvres et projets. Plutôt que de mettre l’accent sur l’effet subversif comme qualité ou « étiquette » apposée à des pratiques expérimentales, nous avons choisi de nous intéresser à des artistes, des œuvres et des projets dont les qualités créatives ont été rehaussées par l’utilisation de la subversion comme moteur de la création.
Contexte
D’un point de vue sociopolitique élargi, la subversion implique le renversement de traditions et la création d’espaces pour des tendances contestatrices émergentes. Contrairement à la rébellion et la révolution, la subversion comme forme de changement est souvent plus subtile et peut survenir inconsciemment. Dans les arts et la culture, les changements peuvent être introduits par la remise en question du statu quo ou par la modification de règles existantes. La subversion dans les pratiques créatrices est éphémère et tournée vers le contemporain, l’« avant ». On pourra lire une discussion plus approfondie sur la subversion en art et les pratiques expérimentales actuelles où l’on peut retracer des formes de subversion dans mon article « Subversive Qualities in Experimental Practices ». De nombreux exemples d’artistes et de projets complètent mes observations. Les pratiques expérimentales avec tourne-disque, avec électronique DIY et autres pratiques employant des moyens électroniques de manière inhabituelle contribuent à créer de nouveaux rapports entre humanité, corporéité et technologie. Plusieurs des artistes que je cite ont diffusé leurs œuvres dans les galeries d’art présentées dans ce numéro ou dans eContact! 14.3 — Turntablism.
Dans « The Musical Underground and the Popular and Classical Overground », Stephen Graham nous donne un aperçu de son livre Mapping the Underground, dans lequel il rassemble des groupes musicaux sous les catégories de « fringe » et d’« underground ». Il tente de « cartographier » ces pratiques entremêlées en cherchant de nouveaux termes aptes à désigner ces territoires aux contours flous où se mêlent art savant et populaire, musique populaire et musique d’art. Il est important d’insister sur le fait que c’est précisément la situation intermédiaire ou « à cheval » de ces différents milieux qui leur donne leur vitalité et leur puissance. Chacun de ces groupes subvertit sa propre catégorie, ce qui nous rappelle que les genres musicaux sont en fait des catégories post factum utilisées pour désigner des musiques qui ont vu le jour bien avant qu’elles soient étiquetées et classées. Dans cet aperçu, Graham nous donne une idée d’où se situent ces diverses pratiques expérimentales et de leurs directions.
Bien que John Oswald ait écrit « Plunderphonics, or Audio Piracy as a Compositional Prerogative » il y a maintenant 30 ans, ses propos sur l’échantillonnage n’ont pas perdu leur pertinence. L’échantillonnage donne du pouvoir aux auditeurs en leur permettant de créer leurs propres mixes. Oswald aborde notamment les questions de la paternité des œuvres et des lois relatives au droit d’auteur en musique, et dévoile un certain nombre de failles en faveur de l’échantillonnage légal.
Gary Schultz présente un modèle de distribution intéressant et risqué dans « Negative Money: Care of Editions » où les utilisateurs sont payés pour télécharger la musique offerte sur le site Web de l’étiquette. Le nombre de téléchargements et les dividendes sont directement liés aux ventes de la musique sur disque vinyle. Plutôt qu’une confrontation entre les supports physique et numérique, l’étiquette propose une forme de coexistence entre la nostalgie et la grande qualité du support physique, le disque vinyle, et le support numérique virtuel, le fichier sonore. Ce concept alternatif de distribution s’appuie sur la hausse actuelle des ventes de disques vinyles tout en reconnaissant que les fichiers sonores numériques et la diffusion en flux sont actuellement les supports dominants pour l’écoute de la musique.
Réflexions personnelles
Dans leurs commentaires critiques et leurs opinions, les artistes laissent bien souvent entendre que la subversion est devenue une étiquette. De nos jours, dire d’une œuvre d’art qu’elle est subversive revient un peu à lui donner une valeur superficielle pour la mettre en marché comme œuvre « avant-gardiste », « nouvelle » et « progressive ». Dans « Copyriot », le platiniste Dieter Kovačič alias dieb13, qui travaille habituellement en improvisation solo et avec d’autres musiciens, parle de son expérience de jouer des tourne-disques dans un orchestre. Il partage ses réflexions sur la pression liée à l’exigence constante de produire quelque chose de nouveau et l’impact de cette exigence sur son travail personnel.
Dans « A Personal Approach to Subversion », Antony Maubert s’intéresse lui aussi à la subversion comme « étiquette » et décrit la tension qu’éprouve l’artiste « établi » dont on s’attend qu’il continue tout de même à « sub-vertere », à « renverser » ou « mettre sens dessus dessous ». Son empressement à susciter de nouveaux débats et aborder ouvertement certains tabous se reflète dans certaines de ses compositions qui réagissent à la situation politique en France.
Jon Panther, qui se produit sous le nom Audiotopsy, s’intéresse aux médiations entre la voix et le silence dans son travail de transmission par fréquences radio. Il dit de son travail qu’il s’apparente aux arts visuels, avec ses méthodes d’assemblage et de montage qu’il décrit dans « Scherzophobia: Toward a postmusic ». S’inspirant d’Aldous Huxley et des stratégies de guérilla artistique de Banksy, Panther cherche à brouiller les distinctions entre l’ambiance et l’œuvre pour produire « un évènement auditif immersif et participatif ».
jef chippewa s’attaque de manière plus critique à la controverse autour de la subversion en art dans « Épater la bourgeoisie… whatever. On the obsolescence of subversion ». Évoquant le cycle de vie des courants musicaux, du déclin au renouvellement, il souligne que le caractère subversif dépend de facteurs contextuels tels que le milieu social et le lieu de diffusion. Mais le problème commence avec l’impossibilité de nommer une seule tradition contemporaine qui serait suffisamment dominante pour servir de norme par rapport à laquelle les autres propositions se mesureraient. En art tout particulièrement, les limites entre les normes de pratique et leur compréhension ne sont pas définitives, ce qui rend la subversion plus difficile à pratiquer. Le concept recouvre bien des couches de sens et des points de vue différents; comme l’affirme chippewa, ce qui est subversif n’est pas forcément la même chose pour le milieu de la musique de concert et la scène underground.
Pratiques expérimentales et subversives
J’aimerais souligner la contribution artistique de la platiniste JD Zazie à ce numéro avec « Instant Cut ». Son collage est un peu un ensemble « remixé » de textes parus dans eContact! 14.3 — Turntablism. Le réagencement d’extraits d’articles existants à l’aide de techniques de collage illustre bien les pratiques expérimentales que le présent numéro explore, y compris le brouillage des limites concernant la paternité de l’œuvre. Tout comme le platiniste choisit et agence les échantillons d’enregistrements, elle a exploré les qualités sonores des phrases dans le but de composer une forme de « poésie sonore ». JD Zazie compte sur le potentiel créatif du rapport étroit entre l’audio et le visuel. À la lecture de son collage, nous n’entendons rien, mais nous pouvons imaginer les sons, contrairement aux concerts de tourne-disques, où nous entendons les différents échantillons et les références des musiques ou des sons, mais ne pouvons qu’imaginer leurs sources visuelles.
L’artiste sonore et platiniste Graham Dunning présente une œuvre en hommage à Giuseppe Pinot-Gallizio, membre de l’Internationale situationniste. Ce collectif pratiquait le détournement et la subversion, tentant même de subvertir le marché de l’art en revalorisant des peintures trouvées dans des marchés aux puces. Pinot-Gallizio créait des peintures sur des rouleaux de toile à l’aide de machines. Dunning transpose cette critique politique de l’art dans l’univers audio en créant de la « musique au mètre ». La « peinture industrielle » de Pinot-Gallizio a incité Dunning à créer son dispositif « techno mécanique ». Avec ce dispositif de tourne-disques — à l’apparence sculpturale inhabituelle —, il crée, à l’aide de « vieilles » technologies mécaniques, une sorte de musique de danse habituellement associée aux moyens numériques. Dans son travail en duo avec le saxophoniste Colin Webster, Dunning utilise davantage le tourne-disque lui-même, comme matériel sonore, que les disques vinyles. En concert, il est particulièrement frappant de voir Dunning gratter et manipuler les disques et les surfaces du tourne-disque avec des outils de dentistes.
Le travail de Martin Howse et Timo Kahlen interpelle notre quotidien dominé par la technologie. Martin Howse a créé un projet de programmation en direct (live coding) qui « enracine » les sons et les algorithmes numériques. Ses idées infinies de modification lui permettent de combiner les dispositifs et les matériaux les plus divers. Il crée des biotopes de technologie qui interagissent avec le phénomène de compostage en forêt ou dans des cimetières, sorte d’expérimentations électroniques alchimiques teintées de mystique et de rituel. Howse emploie divers types de matériaux et de technologies pour traduire ses concepts artistiques et pour leur valeur symbolique, qu’il s’agisse par exemple de pointes de lecture de tourne-disque modifiées, de laser et de poudre de magnésium. Timo Kahlen mélange la sculpture et le son pour explorer des thèmes tels que l’inconfort, l’intermittence (glitch) et le bruit. Ses œuvres conceptuelles et sculpturales élargissent le spectre des pratiques expérimentales de ce numéro et mettent en évidence la relation étroite qui existe entre les arts visuels, le médium audio et les dispositifs électroniques faits à la main tels que les disques vinyles préparés ou modifiés.
Entrevues
Mon entrevue avec le platiniste Joke Lanz nous permet découvrir ses pratiques expérimentales, ses influences et ses concepts artistiques. Lanz nous dit que les disques vinyles sont pour lui des créatures vivaces, ce qui explique le caractère direct et intime de son approche. Ses propos sur sa participation à un orchestre suggèrent que le tourne-disque est de plus en plus reconnu comme instrument, même parmi l’establishment. Un nombre croissant de compositeurs ont intégré le tourne-disque dans des œuvres pour ensemble de chambre et même pour orchestre, ce que tend à confirmer également la présence accrue du tourne-disque dans les festivals, notamment TITO (The International Turntable Orchestra).
Bien des compositeurs qui ont étudié au Columbia-Princeton Electronic Music Center pendant les années 1960–1970 ont pu acquérir des compétences et un savoir-faire pratique alors qu’ils travaillaient comme assistant de studio. Ces compétences s’avéreront extrêmement importantes plus tard, non seulement pour les jeunes compositeurs eux-mêmes, mais aussi pour le développement du milieu international de la musique électronique, alors que plusieurs de ces compositeurs ont poursuivi des activités d’enseignement et ont même contribué à la création d’importants studios, écoles et établissements d’enseignement dans le monde entier. En conversation avec Bob Gluck, le compositeur espagnol Andrés Lewin-Richter raconte comment, pendant ses études à Columbia-Princeton au milieu des années 1960, il devait « se salir les mains » alors qu’il était responsable des concerts de musique électroacoustique de plusieurs salles de concert. Il est rentré par la suite en Espagne où il a créé le Barcelona Electronic Music Studio et le Phonos Studio (connu maintenant sous le nom de Phonos Foundation). Au début des années 1970, le compositeur américano-roumain Gheorghe Costinescu a lui aussi étudié à Columbia-Princeton, où il s’est intéressé aux similitudes entre le fonctionnement mécanique des synthétiseurs du célèbre studio et le conduit vocal humain. Ces expériences auront une influence considérable sur son travail de création. Costinescu est resté à New York où il enseignait, jusqu’à sa retraite, au Lehman College of The City University of New York, où il a fondé un studio de musique électronique. Plus d’une douzaine d’entrevues semblables réalisées par Bob Gluck de 2002 à 2006 ont été publiées dans eContact! au cours des deux dernières années. La CEC est fière de pouvoir héberger ces précieux documents et de les rendre accessibles à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la musique électronique.
Ce numéro aborde différents thèmes reliés à la question de la subversion au-delà des déclarations politiques, mais leur actualité et leur signification changera sans doute avec le temps. On ne peut sans doute pas offrir de réponse complète à la question de savoir si une chose est subversive ou non, mais nous espérons avoir contribué à introduire de nouveaux points de vue qui alimenteront la réflexion sur le caractère éphémère du concept de subversion, en plus d’en montrer la présence dans le domaine des pratiques musicales expérimentales.
Karin Weissenbrunner
12 mars 2015
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