Éditorial
Cette nouvelle livraison d’eContact! aborde l’œuvre électroacoustique sous différents angles : une réflexion sur l’histoire, les influences et la réception, ainsi que sur le rapport entre le son et l’image.
Réflexions
Pour que l’innovation soit crédible et cohérente […] elle doit bénéficier d’une certaine durée de vie […] et constituer un acquis supplémentaire de la pensée. (Dhomont)
La musique acousmatique est-elle mûre pour une période de stabilisation, voire de « classicisme », comme le prétend Francis Dhomont dans « L’écriture acousmatique, rappels et questionnements »? Certes, l’apparition continue de « nouvelles fonctions, l’amélioration du déroulement du travail et de la fonctionnalité » (Britton) sont des développements souhaitables et bienvenus, mais la pratique électroacoustique a atteint un stade où il est pertinent de s’arrêter sur ce qui existe déjà et ce qui a été accompli. Tout comme l’« originalité systématique » inhérente à la culture de consommation moderne conditionnée ne peut garantir la création d’œuvres cohérentes et crédibles, le « classicisme » d’une pratique artistique ne saurait être synonyme d’orthodoxie, encore moins de déclin. Après plus de 60 ans de développement soutenu, le milieu de l’électroacoustique dans son ensemble (qui comprend la musique acousmatique et plusieurs autres courants différents) a maintenant suffisamment de recul pour développer un point de vue crédible sur son histoire. Cette réflexion peut contribuer à réaffirmer, développer davantage et renforcer les éléments qui définissent la période moderne de l’électroacoustique. 1[1. Nous pouvons dire que 1948 est en quelque sorte le point de démarcation entre les « débuts » et la période « moderne » de l’électroacoustique, alors que l’on commence à reconnaître divers signes de maturité. La chronologie présentée dans le cadre du Projet d’archivage Concordia retrace les développements et les inventions sans lesquels plusieurs des pratiques apparues dans la seconde moitié du XXe siècle n’auraient pu voir le jour.]
La création d’un langage commun, l’adoption de pratiques semblables, et l’existence d’archétypes reconnaissables sont des traits essentiels qui caractérisent une époque. Dans « Les quatre niveaux de réception d’une œuvre électroacoustique », Charles Platel insiste sur l’importance de l’attention aux différents espaces (physique et perceptuel) qu’occupe une œuvre créatrice pour optimiser la diffusion et la réception des archétypes et le processus d’audition lui-même chez les auditeurs. Des œuvres-clés illustrant de manière exemplaire la pratique à divers moments de son histoire sont également nécessaires, comme l’Art de la fugue de Bach ou les Variations Diabelli de Beethoven. Dans son analyse intitulée « Kontakte by Karlheinz Stockhausen in Four Channels », Kevin Austin explore les traits caractéristiques de plusieurs sections de cette œuvre datant des premières années de la période moderne de l’électroacoustique. Dans son nouveau format multimédia (cette analyse a déjà été présentée à quatre reprises dans le cadre de la série EuCuE, à l’Université Concordia), des spectrogrammes et des images de formes d’onde illustrent l’analyse de cette œuvre phare pour plusieurs générations de compositeurs électroacoustiques.
Influences
Malgré les progrès soutenus, en termes de qualité et de diversité, des systèmes d’enregistrement, des supports et des systèmes de diffusion qui s’offrent au compositeur électroacoustique, l’optimisation de la présentation et de la diffusion de sonorités spécifiques telles que les « sonorités de la région des Andes » s’appuie non seulement sur la technologie et les sites de diffusion, mais également sur la réception subjective de l’auditeur lui-même. Dans « Electroacoustic Music Incorporating Latin American Influences: A consideration of implications, reception and borrowing », Manuella Blackburn se penche sur la question de l’identité culturelle, sa présence et sa perception dans la musique de différents compositeurs latino-américains. Un son peut suggérer une certaine identité culturelle, mais dès qu’il est transcrit ou enregistré, il est déjà une représentation abstraite de sa source. Les compositeurs empruntent et retravaillent des objets sonores culturels depuis des siècles 2[2. De telles discussions ne manquent pas de soulever l’épineuse question de l’authenticité, question que nous ne pouvons pas nous permettre d’aborder dans le cadre de ce numéro, en raison de sa grande complexité.]; toutefois, cette pratique est peut-être plus évidente dans la musique électronique depuis les années 1990, entre autres pour des raisons d’ordre socio-économique, mais également en raison des implications propres aux technologies numériques. Dans « Analysis of Abstract Loop-Based Composition », Eliot Britton démontre clairement l’importance du fragment « Amen Break » dans Szerencsétlen de Aaron Funk, bien que l’œuvre illustre aussi son appréciation de la musique de Bartók, laquelle témoigne abondamment de l’influence de la musique populaire hongroise.
Si une performance de John Zorn et Z’EV peut avoir fourni « l’inspiration » à Jon Weinel, c’est davantage son intérêt pour les « techniques compositionnelles entraînant la transformation des états de conscience » qui est à l’origine du « logiciel psychédélique de performance en temps réel » qu’il décrit dans « Bass Drum, Saxophone & Laptop: Real-time psychedelic performance software ».
Image, vidéo et visualisation
Le « potentiel narratif du rapport entre le son et l’image » était une des motivations de Martin Stig Andersen lorsqu’il a composé la musique et la trame sonore du court métrage Rocketman de Jacob Ballinger. Pour la création d’une œuvre qui remet en question la distinction traditionnelle entre musique et effets sonores, la maîtrise des correspondances spatiales, temporelles et d’identité (proximité et distance) entre le son électroacoustique et la structure audiovisuelle du film (« Electroacoustic Sound and Audiovisual Structure in Film ») était un facteur déterminant. La nature des disparités et des correspondances contribue à déterminer la manière dont le son sera perçu : comme un effet sonore intégré (« musique d’écran », d’après la terminologie de Michel Chion) ou élément de trame sonore (« musique de fosse »). Par exemple, lorsque des « codes culturels » sont utilisés de manière réussie, la conception sonore peut s’appuyer sur leur valeur symbolique et le contenu qu’ils sous-entendent pour suggérer le « point de vue » d’un personnage et mieux soutenir la trame narrative. La « discussion de l’interaction du son et de l’image » n’est pas nouvelle, mais chez les praticiens de l’électroacoustique, leur degré d’intégration potentielle s’est accru au cours des dernières années, simplement parce que les deux médiums peuvent coexister dans un même espace (le support numérique) et que leurs matériaux peuvent être créés à l’aide de méthodes semblables. Dans les œuvres de vidéomusique 3[3. À compter de cette année, les œuvres de vidéomusique sont admissibles au concours de la CEC Jeu de Temps / Times Play (JTTP) qui s’adresse aux compositeurs, jeunes et émergents. Le prochain numéro d’eContact! présentera les résultats de l’édition de 2010.], les correspondances sont souvent plus étroites que ce n’est le cas avec le film (ou les œuvres multimédias), mais il est plus rare que leurs créateurs cherchent à créer un contexte cinématique ou « narratif ». Dans « Investigating Audience Reception of Electroacoustic Audio-visual Compositions: Developing an Effective Methodology », Andrew Hill étudie la réception par le public de trois œuvres de vidéomusique.
Lorsque les images ne sont pas le résultat du processus de création, comme c’est le cas avec la vidéomusique et le film, elles peuvent alors être employées comme éléments graphiques, aide-mémoire ou comme partitions d’œuvres électroacoustiques réalisées avant, pendant ou après la création de l’œuvre. Dans « How Something is Born, Lives and Dies: A composer’s approach for thematic evolution in electroacoustic music », Orestis Karamanlis explique comment l’utilisation de formes graphiques comme éléments thématiques ou « motifs musicaux » appliqués à divers aspects de la composition, contribue à son unité formelle. Pour sa part, Brenda Hutchinson décrit, dans « Sound-Initiated Drawing and Memory Impairment », l’interface interactive et le programme qu’elle a mis au point à l’intention de son amie Ann Chamberlain, une artiste visuelle souffrant d’un important trouble de la mémoire. L’interface leur a permis de maintenir un lien significatif en plus d’offrir à Ann un outil pour poursuivre son travail artistique en augmentant et en soutenant sa capacité de concentration. À l’aide d’une tablette graphique Wacom configurée avec des échantillons sonores de son propre quotidien (sa voix, les voix de ses amis, ses activités quotidiennes), Ann était en mesure de créer des dessins faits de lignes continues, en retraçant, distribuant et enregistrant en quelque sorte son attention au cours du processus. La plupart des partitions d’œuvres électroacoustiques sont aussi des « neumes à fonction mnésique », des documents à fonction descriptive (réalisés après l’œuvre comme telle) plutôt que normative (comme les partitions de musique instrumentale). Il n’y a aucun protocole établi pour la transcription de la musique électroacoustique, en raison principalement de la grande diversité des besoins et des intérêts des personnes qui réalisent les transcriptions : esquisses pour une nouvelle œuvre, partitions de diffusion et de performance, représentations analytiques ou poétiques. La directrice des Portraits polychromes du GRM, Evelyne Gayou, offre un échantillonnage de ces approches dans « Transcrire l’écoute des musiques électroacoustiques ».
Chroniques et comptes-rendus
Deux textes de Rodrigo Sigal et Thomas Neuhaus paraissent sous la rubrique « Regards sur les institutions » : le premier porte sur le Centro Mexicano para la Música y Artes Sonoras (CMMAS) de Morelia, et le second, « Folkwang University / ICEM » présente l’Institut für Computermusik und Elektronische Medien de l’Université Folkwang à Essen en Allemagne. Bob Pritchard signe un compte-rendu de la conférence NIME 2010 (Sydney, Australie).
Bonne lecture et n’oubliez pas de consulter SONUS.ca où vous pouvez écouter les pièces des auteurs qui ont contribué à ce numéro.
jef chippewa
28 août 2010
Social top