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Où l’eau rencontre…

J’ai nommé cet article « où l’eau rencontre… » parce que chaque œuvre que j’ai choisie s’intéresse à des moments et des endroits au bord de l’eau. Swimming the Reef (McCartney) est un souvenir auditif de nage à proximité d’un écueil. Kits Beach Soundwalk, par Hildegard Westerkamp, commence à Kits Beach à Vancouver, et voyage vers un monde de fréquences élevées, évoquées par la plage. Liquid Metal, de Maggie Payne, explore les résonances visuelles, tangibles et auditives de la surface de l’eau, rencontrant l’air. Bienvenue au bord de l’eau.

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Figure 1. Still from Maggi Payne’s video work Liquid Metal (1994 / 11:49), for tape and video. Image © 1994 Maggi Payne.

L’idée de passage (confins, bords) est importante tant en écologie acoustique que dans les théories féministes. L’écologie acoustique s’intéresse à la relation entre les sons et l’environnement, et les compositeurs·trices de paysages sonores le font à l’aide de l’enregistrement de ces sons et leurs représentations ultérieures sous une forme différente, modifiée, augmentée ou composée. Un des premiers exemples de ce genre de travail est Presque rien n°1, de Luc Ferrari, dans lequel il travaille avec des sons de bord de mer au lever du soleil — le bord entre l’eau et la terre, le passage de la nuit au jour. Travaillant à la lisière entre deux environnements ou états permet aux compositeurs·trices de mettre l’emphase sur ce qui les rejoint ou ce qui les sépare.

Les théories féministes sont aussi concernées par les limites et les perceptions de différents états. Teresa de Lauretis parle de la « double conscience » des femmes qui travaillent avec la technologie, qui sont en même temps situées en tant que sujet, rationnelles, mettant de l’ordre dans la réalité à l’aide de la technologie, ainsi que construites de façon stéréotypée comme objet, irrationnelles, proches de la nature. de Lauretis pense que cette position garde les femmes réalisatrices (et je voudrais ajouter, les compositrices de musique électroacoustique), toujours à l’avant-scène de cet état d’esprit, et le remettant en question constamment.

Cela ne veut pas dire que tout le travail des compositrices dont je vais parler fait partie de ce courant environnementaliste. Elles ont toutes composé une variété d’œuvres; vous allez pouvoir vous en rendre compte en lisant les biographies ci-dessous et en vous promenant sur leurs sites web. Comme curatrice d’un concert à l’Université Concordia, j’ai pensé explorer cet aspect particulier de leur travail, afin de mieux comprendre nos points de rapprochement.

4 février 1998

Programme

Andra McCartney — Swimming the Reef (pour Patrick) [1990–96]

Audio 1 (5:49). Andra McCartney — Swimming the Reef (for Patrick) [1990–96].

Sous les vagues, j’ai entendu ma respiration, les battements de mon cœur, vagues frénétiques. Les beaux poissons et coraux échappaient à mon oreille. La pièce transforme leurs noms récités — tomtate [gorette], angelfish [ange de mer], barracuda, brain [corail-cerveau], fan [éventail de mer] — afin d’imiter leurs mouvements, leurs formes, leurs couleurs. Vagues enregistrées à Palmiste (Grenade) le Jour des Morts, 1990.

Hildegard Westerkamp — Kits Beach Soundwalk (1989)

À la fin des années 1970, j’ai produit et animé une émission de radio sur la Radio Coopérative de Vancouver intitulée Soundwalking, dans laquelle j’emmenais l’auditeur dans différents endroits de la ville et de ses environs pour les explorer sur le plan acoustique. Kits Beach Soundwalk est une extension compositionnelle de cette idée originale. La plage de Kitsilano — appelée familièrement Kits Beach, et nommée à l’origine d’après le chef X̱ats'alanexw (Khahtsahlano) des Premières Nations Squamish — est située au cœur de Vancouver. En été, c’est l’une des plages les plus fréquentées de Vancouver, pleine à craquer de baigneurs. À l’époque où le morceau a été créé, à la fin des années 1980, elle était également remplie de musique provenant de nombreux « ghetto-blasters », à des années-lumière du silence vécu ici il n’y a pas si longtemps par ses habitants autochtones. L’enregistrement original sur lequel cette pièce est basée a été réalisé par un calme matin d’hiver, lorsque le clapotis de l’eau et les minuscules sons des bernacles se nourrissant étaient audibles devant un fond acoustique de la ville palpitante. Dans cette composition de promenade sonore, nous laissons finalement la ville derrière nous et explorons à la place le minuscule royaume acoustique des bernacles, le monde des hautes fréquences, de l’espace intérieur et des rêves.

Kits Beach Soundwalk fut réalisé en 1989 dans mon propre studio Inside the Soundscape et a été présentée pour la première fois en mars 1989, à l’Art Gallery de Vancouver.

Maggi Payne — Liquid Metal (1994)

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Figure 2. Still from Maggi Payne’s video work Liquid Metal (1994 / 11:49), for tape and video. Image © 1994 Maggi Payne.

J’ai commencé à faire du canoé afin d’acquérir une « expérience de la nature » et pour développer la partie supérieure de mon corps. Je fus fasciné par les motifs de l’eau visibles de près. L’eau avait une sorte de beauté intime, très différente de l’eau vue d’une grande distance. J’ai capturé ces images pendant deux ans avant de finalement les mettre en séquences. Ce n’est qu’au montage que je réalisais à quel point l’eau peut être « sans couleur » (la définition du dictionnaire) — notamment vue de près et particulièrement avec la constante couche de nuages que nous avions lors des enregistrements. La vidéo n’utilise pas de transformations.

Extrait de Liquid Metal ©1994 de Maggi Payne sur Vimeo.

La « nature » que j’ai finalement expérimentée en grande partie fut celle de la nature humaine. J’aurais bien aimé parcourir les canaux californiens, entendant seulement les sons des oiseaux, de l’eau, etc. Malheureusement, la plupart des sons furent des Harley Davidsons rugissant sur la route du bas du canyon longeant la rivière, des hélicoptères, les Blue Angels, différents avions à hélices, un train crachant des harmoniques en tournant dans le canyon, des avions-modèle réduit télécommandés, des voitures au-dessus d’un pont, des skis d’eau et des bateaux à moteur avec ou sans skieurs. La musique vient de ces sons, avec seulement quelques exceptions (mouettes, chutes d’eau, le vent et les vagues se brisant sur le rivage).

Je voulais transformer ces « sons naturels » indésirables en sons que je n’aurais pas de peine à écouter — ou à écouter en faisant du canoé. J’ai utilisé du « convolving », « phase vocoding », des superpositions de sons importantes et d’extrêmes égalisations pour accomplir les transformations.

4 février 1998

Traduction : Yves Gigon

Biographies

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Andra McCartney (left) enjoying a laugh with Hildegard Westerkamp in 1997. | http://electrocd.com/en/artiste/mccartney_an [Click image to enlarge]

Andra McCartney (†2019) est une artiste de paysages sonores qui crée des œuvres multimédias, des cartes postales sonores, de l’art radio et des créations pour la danse. Elle est la mère de deux adolescents, qui (même s’ils préfèrent le heavy métal) participent souvent au travail sonore de leur mère. Andra coanime Auditory Transitory sur la radio CIUT Toronto 89.5 les lundis à minuit, une émission radiophonique hebdomadaire consacrée à la composition de paysage sonore et l’art radio. Elle termine présentement un doctorat en musique à l’Université York de Toronto, présentant un travail sur CD-ROM sur l’artiste sonore de Vancouver, Hildegard Westerkamp. Andra McCartney est également membre du conseil d’administration de la Communauté électroacoustique canadienne (CEC) et de l’Association canadienne d’écologie acoustique (CASE). [2022]
http://electrocd.com/en/artiste/mccartney_an

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Hildegard Westerkamp faisant des enregistrements à Banff AB (Canada) en 1992. | http://www.hildegardwesterkamp.ca

Hildegard Westerkamp émigra au Canada en 1968 et donna naissance à une fille en 1977. Après avoir fait ses études au début des années 70, son intérêt fut attiré par l’environnement en tant que contexte culturel élargi ou endroit d’écoute intense. En tant que compositrice, éducatrice, artiste radio, elle a, depuis le milieu des années 70, centré son travail autour des sons environnementaux et de l’écologie acoustique. Elle a enseigné la communication acoustique à l’Université Simon Fraser (1981-1991) et a dirigé plusieurs ateliers sur les paysages sonores à l’échelle internationale. Elle est membre fondatrice du World Forum for Acoustic Ecology (WFAE) et a été l’éditrice du Soundscape Newsletter pour plusieurs années. La majorité de ses compositions traite des aspects de l’environnement acoustique. [1998]
http://www.hildegardwesterkamp.ca

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Maggi Payne | http://www.maggipayne.com

Maggi Payne est codirectrice du Centre de Musique Contemporaine du Mills College (Oakland CA) où elle enseigne l’enregistrement sonore, la composition et la musique électronique. Elle est également ingénieur du son et éditrice. Ses pièces ont été jouées à travers les États-Unis et l’Europe, entre autres aux festivals New Music Across America et New Music America, Composers’ Forum et Experimental Intermedia Foundation (New York), Rensselaer Polytechnic Institute, SEAMUS, Western Front, Siggraph, Texas Tech University, New Langton Arts (San Francisco), New York Museum of Modern Art, Festival d’Automne à Paris, Festival de Bourges (France) et au Autunno Musical (Como, Italie). Elle a reçu deux Bourses de compositeurs et une pour les Arts interdisciplinaires du National Endowment for the Arts, et une bourse vidéo de la Mellon Foundation et le programme Western States Regional Media Arts Fellowships. Maggi Payne est affiliée à BMI, Audio Engineering Society, New Langton Arts, American Music Center, American Composers Forum, SEAMUS et Electronic Music Foundation. [1998]
http://www.maggipayne.com

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