Charlaine Gratton
DISCONTACT! II, cd #1
1. [6] Gilles Gobeil - Le Vertige inconnu [ex] - 3'
Cette pièce s’articule autour d’une séries de “ passages ”” entre des états paroxystiques sonores. Le passage peut se faire de manière symbolique par des bruits de portes (ex : porte d’autobus) ou par des glissements effrénés entre des sons. Les changements exrêmes mais progressifs de vitesse créent une impression d’écrasement ressentie comme un coup sonore asséné à l’auditeur (ou une sorte de voyage en montagnes russes). Entre ces événements extrêmes, sorte de pôles sonores, s’insinuent des temporalités liées à l’attente, au ralentissement, à la stase (ex : le train arrêté). Puis on est soudainement transporté dans un autre espace sonore. La référence à des paysages sonores mécaniques, industriels s’accouple à celle d’espace qui ne sont pas des lieux identifiables, des lieux anonymes, comme dans des rêves; d’où les références multipliées à la nuit, à son opacité et à la mort (l’absence humaine). Le temps est ainsi écrasé pour mettre au jour un système de dualités qui s’avère être la vraie structure temporelle sous-jacente à l’oeuvre. Des contrastes texturels entre les différents sons font penser à la notion de kulture des matériaux affectionnée par le constructiviste russe Vladimir Tatlin ou encore à celle de théorie des attractions illustrée dans les montages cinématographiques des œuvres de Eisenstein. Cette structure globale agit sous forme de vases communiquants, où les liens ne sont plus de l’ordre du rationnel mais relèvent de l’onirique.
2. [3] Francis Dhomont - L'électro - 1'06"
Petite pièce ludique et amusante, l’électro traite la voix humaine afin de poser un commentaire auto-référentiel et opère une mise en abyme. La circulation par alternance en stéréo des occurrences vocales fait ressortir une sorte de circulation dans l’espace, un tourbillon qui décélère afin de révéler la vraie nature du commentaire exprimé. Grâce à ce procédé astucieux, il s’opère un glissement sémantique qui nous fait passer d’une langue à une autre (de l’anglais au français), et d’un signifié à un autre (de “ trouble ” à “ électro ”). La segmentation phonétique des voyelles et des consonnes fait ressortir les qualités sonores des phonèmes. La superposition et le décalement viennent achever la linéarité de la phrase, donnant lieu à un autre sens, musical cette fois. Le changement de vitesse contribue à cela, mais fait ressortir certaines préoccupations temporelles, dont le temps ralenti et, à un autre niveau, un télescopage d’âges différents, obtenu artificiellement (voix basse) ou naturellement (la voix de l’enfant). Les mutations engendrés par cet effets décentrent l’œuvre et lui donne une certaine épaisseur. Les rires et les superlatifs (“ Ah! ”) confèrent à cette composition un caractère résolument joyeux.
3. [7] Monique Jean - Embrace [ex] - 2'44"
Des bruits de souffles secs modulés en intensité et de petits frottements et crépitements disparates semblent s’agiter tout autour de nous, papillonnant et venant nous chatouiller l’oreille comme pour nous titiller. Ce chaos apparent laissent lentement place à une montée graduelle et lente d’un son aquatique qui fait penser à un liquide en train de remplir un contenant. L’œuvre, minimale, se construit donc autour d’un contraste fondamental, d’une dualité même, qui ne va pas sans rappeler la pièce de Gilles Gobeil, beaucoup plus baroque, celle-là, toutefois. Embrace laisse transparaître lentement le point de rencontre de deux types de gestes, l’un horizontal, multiforme, désordonné, connotant un univers de sécheresse avec ses sons en “ s ”, sans hiérarchie aucune et faisant usage du principe de superpositions (overlapping), et l’autre, vertical, tout au moins ascendant, continu, gradué et orienté, articulé sur le principe du fade-in, et faisant place à une montée vertigineuse de tension. Le caractère zen de cette pièce revoie aussi à deux types d’espaces qui co-existent simultanément, faisant naître une sorte de paradoxe temporel : le premier s’insinuant à la fois dans la proximité mais laissant croire par les effets d’échos et de réverbération à un espace infini, rempli d’air, et l’autre, liquide et transparent, contenu et fermé, anticipant la complétude absolue. Tous ces sons regorgent d’un caractère éminemment organique, soit par l’élément aquatique qui rappelle quelque chose de mouillé dans les sensations et dans la perception, soit par l’air, celui qui peut s’échapper de la bouche dans les murmures et tous les sons en “ s ”. Le tout tend vers une sorte de paroxisme et culmime par une victoire des petits sons en “ s ” qui semblent s’agiter outre mesure dans un effet à l’unisson de déplacement en stéréo et de plunging à la fin, et où transpercent quelques rares et faibles sons de hurlements et de voix humaine (des voyelles). On assiste à la résolution des contraires.
4. [17] Pascale Trudel - Le Poisson qui cache l'oiseau - 2'53"
Le caractère cinématographique de cette pièce semble déterminant dans la perception qu’on peut en avoir. Accoutumés que nous sommes au langage filmique et au montage qui sous-tend la structure de tout film, nous prenons d’abord pour acquis la réception de l’œuvre, ainsi que l’appel à une certaine transcendance à laquelle elle semble nous convier. En effet, la pièce se construit à partir de séquences, soit par une tentative de narration dans l’enchaînement des séquences (sorte de linéarité temporelle construite), comme par exemple dans la séquence où le/la protagoniste marche sur une plage caillouteuse, celle où l’on entend une mouette crier et l’autre où l’on devine le ronronnement d’un bateau. De plus, on détecte entre autres choses des fondus-enchaînés entre les parties enregistrées et peut-être même des flash-back. L’on peut construire, intuitivement, une promenade dans l’espace et dans le temps en s’identifiant au protagoniste, deviner le temps qu’il fait comme si on y était (le tonnerre), ressentir l’humidité, l’isolement dans la nature sauvage, les vastes espaces par l’écho naturel de l’environnement,le reflux marin par le bruit des vagues de l’océan, le froid par l’effect qu’il peut avoir sur le corps (substitut) par l’éternuement. Le montage joue d’ellipses temporelles qui restent dans l’ordre du vraisemblable, tout comme au cinéma. Toutefois, la séquences de conversations dans un lieu renfermant un nombre appréciable de personnes et qui réfère plutôt à un environnement fermé, chaud, civilisé sème le doute : à quoi cette séquence réfère-t-elle au juste? À l’entracte d’un film où des personnes discutent du film auxquelles renvoient les séquences sonores? Ou alors aux personnes à l’intérieur du bateau? Nul ne sait. De même, à quoi réfère le mot “ fish ” prononcé par une femme dans cette assemblée et que l’on réussit à discerner grâce au cocktail party effect? À l’oiseau dont on entend le cri rauque? Peut-on parler de métonymie dans ce cas particulier de construction? La pièce semble nous inviter à se poser cette question. C’est comme si nous avions affaire ici non pas à un film amputé de son son, mais au son du film amputé de ses images. Ou peut-être ne s’agit-il pas d’une amputation, mais d’une ouverture sur quelque chose d’autre .
5. [18] John Winiarz - Jack in a (Music) Box - 2'55"
Si le titre de cette pièce nous fait déjà penser à un jouet, son caractère quelque peu étriqué nous renvoie au monde de l’enfance, à sa spontanéité et à ses envie ludiques. On dirait que le ruissellement sonore des clochettes auquel répondent des traits d’accordéon s’ingénue à nous faire croire à l’audition d’une véritable pièce de musique conventionnelle. En effet, qui n’a pas vu un enfant s’extasier de lui-même en piochant sur un piano pour faire “ comme les grands ”? Aussi le tintement aléatoire des clochettes, les tirades disharmonieuses d’accordéon et les frappement légers sur des cordes (?) nous font penser à un air de musique plutôt qu’ils nous le dénotent. Bien qu’un air semble vouloir se répéter, le tout ne réfère à aucune structure mathématique évidente. L’ensemble forme un univers éthéré mû par de multiples scintillements et des épanchements soutenus et inquiets d’accordéon qui nous plongent dans une sorte d’envoûtement, comme si nous étions sous l’influence d’un charme. La simulation nous emporte d’autant plus qu’elle fait usage de contrepoints. S’agit-il véritablement d’une œuvre musicale au sens conventionnel du terme, ou bien d’un paysage sonore? La note finale nous laisse dans le mystère le plus complet, hébétés que nous sommes comme devant la figure du clown qui sort tout à coup de la boîte
6. [20] Gustav Ciamaga - Possible Spaces No. 1 - 2'42"
Possible Spaces semblent répondre aux lois d’une mathématique inconnue, ou d’un algorythme de l’aléatoire. Bien que relevant d’une abstraction presque sans compromis, cette œuvre recèle des qualités expressives faisant une large place à l’émotion. Légèreté et étrangeté nous font flotter dans un monde en suspension (du domaine de l’intéroception), relevant peut-être de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand. L’inconnu est au rendez-vous, et la profondeur que ces tonalités pures et diaphanes (il s’agit de variations de ton -pitch - de quelques sons de base, peut-être une clochette et une note de piano) se laisse deviner par l’effet de résonnance (écho) qui émane de chacune d’elle. Nous sommes convié à une expérience d’intégration où la qualité essentielle de chaque occurrence sonore est portée à son maximum. Même si l’œuvre se construit par juxtaposition (sans chevauchement), elle se laisse construire par un principe d’action/réaction, où chaque note se voit répondre par une autre note, à des intervalles de temps irréguliers. L’ensemble, qui semble disparate, laisse bientôt transparaître une logique qui s’attarde à éviter tout air, tout refrain, toute harmonie. Cette logique d’engendrement spontanné nous propulse dans un univers construit tout de même à partir d’une certaine idée du contrepoint. Ce conglomérat de notes reposant sur un principe d’individuation obéit néanmoins à un déroulement temporel linéaire (une seule occurrence sonore joue à la fois), mis en relief par un principe d’écho dans chaque note et dans le système où elles se répondent à l’une l’autre.
7. [24] Robert Del Buono - Harmonica - 2'51"
uvre apparemment froide, abstraite et détachée, elle ne semble pas faire référence à l’instrument qui l’intitule. On a d’abord affaire à un déferlement de sirènes hypnotiques, qui ondoient au ralentit, affichant simplement la nature ondulatoire du son. L’artificialité apparente de ces sonorités ainsi que leur périodicité nous font comprendre qu’elles appartiennent au monde des télécommunications. Affublées toutes d’une teinte sonore proche des sons en “ z ” et qui rappelle la vibration et le timbre typique de l’harmonica, elles s’étalent d’abord d’une manière soutenue, dans des intervalles qui se chevauchent et qui laissent peu à peu place à d’autres intervalles plus complexes et d’ un ton plus élevé (pitch). Leur présence spectrale laisse pourtant entrevoir qu’elles font référence à des systèmes complexes de codes et d’échanges, qu’on ne saurait deviner par la simple écoute. Les phrases plus courtes et colorées (avec changement de tonalité/pitch) qui viennent s’ajouter à l’accumulation graduelle dénote clairement les sons associées à des touches munérisées (digits) et leur périodicité ne révèle rien de leur contenu, en tout cas pour le commun des mortels. Ces sonorités s’actualisent dans un espace décloisonné et décentré, tel que l’avait décrit Jean-François Lyotard dans Les Immatériaux : géographie sans frontière où circulent horizontalement les ondes, royaume sans roi de la banlieu américaine. Immersion dans un espace-temps post-moderne.
8. [21] Janit Cross - Pleasant Tasks - 2'56"
Qu’arrive-t-il à tous ces sons domestiques que nous entendons et accumulons au fil de la journé? Comment sont-ils traités et comptabilisés durant la nuit, dans nos rêves? La mémoire a-t-elle un effets sur les bruits accumulés? L’œuvre de Janit Cross montre comment l’accumulation des sons aboutie à une forme de condensation sonore où l’effet de masse domine et laisse place à une augmentation graduelle de l’intensité sonore. Discriminer chacun des sons devient une tâche ardue quoique non dépourvue d’intérêt. Mais la relation de chaque son à l’ensemble, et la texture générale qui s’en dégage viennent tisser un univers sonore particulier et un espace étrange qui n’offre plus aucun rapport avec celui des objets qui l’ont fait naître. La pièce décrit la construction de cet espace qui est en fait un espace mental. Le caractère concret de ces sons ne laisse place qu’à des qualités qui pourraient s’énumérer de la sorte : métallique, frottement, creux, pleins, cliquetis, friture, vibration, bringuebalement, tremblement, vrombissement, mécanique, motorisé, granuleux, clairs, sourds, étouffé, retantissant, résonnant, liquide, etc., et dont il s’avère impossible d’établir la liste complète. Le tout prend la forme d’une sorte de nuage sonore dont on ne voit pas le centre ou le cœur, et qui demeure mystérieux.
9. [19] Egils Bebris - Hockey Night In Opera - 2'26"
Cette pièce débute comme si c’était Opera in Hockey Night, c’est à dire lorsque qu’une cantatrice entonne un air (hymne?) pour débuter la partie. Mais le reste de l’œuvre devient beaucoup plus que cela : il s’agit en quelque sorte d’une comparaison entre le déroulement d’un opéra, qui se veut être un “ art total ”, et une partie de hockey, événement devenu si cher au peuple. Il faut d’abord dire que tous deux se déroulent normalement dans une arène, et que l’audience prend une importance capitale dans ce type d’environnement. D’où sans doute les nombreux passages dans la pièce qui ne sont que les enregistrements des réactions du public (les “ Ah! ”) et des applaudissements de ce dernier (applaudissements qui sont parfois étirés dans la durée outre mesure). En fait, ce sont ces réations de l’audience qui deviennent le sujet principal de cette représentation, c’est le peuple qui est le personnage principal de la scène, et c’est ce que l’opéra tentait de faire à l’origine. Ce sont aussi ces réactions qui font l’intérêt d’une partie de hockey. L’auteur de cette pièce utlise différents mécanismes reliés à la métaphore pour arriver à un montage qui laisse perplexe tout en sachant garder le suspens dans l’action qui se déroule. D’abord en opérant des substitutions entre les acteurs habituels d’une partie de hockey ou d’un opéra, et les spectateurs. Mais l’effet le plus déstabilisant repose sur l’usage de la syncope, où les moments habituels de l’action sont volontairement tus pour faire place à la réaction de l’audience, et à des ellipses, qui permettent de condenser un événement de quelques heures en quelques minutes, tout en gardant l’essence du suspens. On alterne ainsi de l’espace de représentation de l’opéra à celui de la partie de hockey sans trop s’en rendre compte, par une sorte de glissement. Certains repères demeurent, tels les sons des instruments de musiques en train de se faire accorder, des coups de baton de hockey sur la glace ou quelques amorces musicales (plutôt : musique de fond). L’utilisation unique des sons permet la fusion de ces moments particuliers (l’image n’aurait pas eu cet effet) et nous laisse pantois devant cette anti-représentation, où l’on peut imaginer n’importe quel scénario.
10. [11] Robert Normandeau - Spleen [ex] - 2'24"
Cette œuvre apparemment truffées de discontinuités recèle pourtant un fil conducteur essentiel à sa compréhension : elle s’attarde à diverses manifestation du corps. D’ailleurs, le terme spleen, si cher au poète Charles Baudelaire, renvoie à la fois à l’organe du foie et à une mélancolie dévorante. Certains sons font particulièrement référence à l’animalité et même à la bestialité, surtout avec des sortes de mugissements monstrueux, et d’autres fois par des voix extrêmement ralenties. Des sons rappellent des mouvements de succion et de déglutition, d’autres des crachements de félins ou de dragons. Certains passages, de par leur ryhtme et l’usage particulier de la voix humaine, incarnent les incantations mystiques et les cultes shamaniques où l’humain emprunte la voix (voie) d’un animal pour s’exprimer. Des émotions primitives et intenses s’y jouent, comme l’aggressivité, l’envie de dévoration, la peur et la fuite, la vigilence. On sent les fantômes d’une ère d’avant l’humanité rôder sournoisement et irrémédiablement. À certains moments, de petits bruits “ mouillés ” nous suggèrent le caractère organique de la manifestation sonore. Des changement brusques d’intensité sonores, des condensations d’enregistrement de voix humaines nous font penser à des voyages dans le temps et à des métamorphoses.
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