Vidéomusique
Une image-son
L’histoire de l’art vidéo doit en grande partie ses origines aux travaux entrepris par l’artiste coréen Nam June Paik et l’artiste allemand Wolf Vostell au début des années 1960. C’est essentiellement une forme utilisée par des plasticiens, musiciens, chorégraphes et artistes de la performance, entre autres. On trouve ses origines dans le cinéma expérimental des années 1920, une pratique artistique qui se situe entre les arts plastiques et le cinéma traditionnel. Ainsi le cinéaste Norman McLaren, un des précurseurs du son lié à l’image, dans les années 1950, dessinait directement sur la bande de son optique du film. Cependant, les moyens techniques de la vidéo sont complètement différents de ceux utilisés par le cinéma expérimental dont certains auteurs conservent encore aujourd’hui le film comme support.
Dans l’« art vidéo » le son n’est pas nécessairement présent. Mais il peut aussi utiliser la parole et / ou la musique, ce qui est le cas de la vidéomusique.
L’appellation « vidéomusique » suggère l’idée d’un équilibre entre son et image, la musique associée à une vidéo donnée devant toujours être une composition originale et non un emprunt à une production sonore qui lui est étrangère. Ce qui exclut la pratique du « fond sonore ». Rappelons que notre perception de l’image sera très différente selon le son qui l’accompagnera. Ce son peut souligner ce que l’on voit, apporter un supplément de sens (notion de « valeur ajoutée » introduite par Michel Chion [1990]) ou contredire ce que montre l’image. Nous avons souvent expérimenté, Francis Dhomont et moi, dans nos propres vidéomusiques, les sens différents donnés aux mêmes images par des séquences sonores variées (voir ci-dessous « L’audio-vision »).
Il existe différentes manières de travailler cette interaction son-image : soit l’auteur (compositeur ou vidéaste) réalise seul le son et l’image (souvent alors, le visuel réalisé par un compositeur consiste en images de synthèse, et emploie des effets et des filtres proposées par les logiciels de traitement), soit l’œuvre est le produit d’une collaboration entre deux artistes, sonore et visuel, chacun apportant sa compétence technique et son sens esthétique. En tant que vidéaste, c’est ce deuxième cas que je propose de développer ici.
Œuvres en collaboration
Les collaborations entre vidéaste et compositeur peuvent prendre plusieurs formes; en voici quelques unes :
Soit production du son à partir d’une réalisation vidéo (Vidéos 1, 3, 4). Cette option, probablement la plus fréquente, consiste à proposer au compositeur une œuvre visuelle achevée pour qu’il puisse traduire le contenu des images en forme musicale. Dans ce cas, la musique est soumise aux exigences visuelles en la subordonnant à la structure, à l’évolution temporelle et éventuellement narrative de l’image.
Soit production de l’image à partir d’une composition sonore. Elle se fonde alors sur les paramètres musicaux : forme (macro et micro), rythmique, motifs thématiques, répétitions, variations, etc. (Vidéo 2). Par exemple, le principe formel de Disparitions (2014) est très perceptible : débutant sur un tutti très dense, certaines de ses voies vont disparaître progressivement au cours des cinq courtes parties qui la composent, chacune étant déclenchée par un même type de son (attaque de saxophone). La dernière partie ne comporte plus qu’une voie. La vidéo obéit au même principe de disparitions visuelles progressives ; née d’un paroxysme, elle conclut par une séquence minimaliste.
Dans cette approche, la gestion du temps, les articulations de la musique et les textures sonores suscitent des équivalences visuelles (abstraites ou narratives); c’est une musique liée à la perception du sonore. En ce cas, ce qui est vu est corrélé à ce que l’on entend. En outre, le son étant conçu préalablement au visuel, c’est une composition indépendante, à laquelle aucune exigence n’a été imposée par l’image; elle conserve ainsi son autonomie dans l’œuvre audiovisuelle. De cette façon, le spectateur a tendance à écouter la musique pour elle-même car elle n’est plus dominée par la prégnance bien connue du visuel.
Dans cette forme de collaboration, l’image peut être composée d’éléments figuratifs ou abstraits et constitue une sorte de peinture en mouvement.
Ces deux formes de collaborations visent à atteindre un discours fusionné entre l’image et le son. La phase finale du travail conduit à un dialogue entre le compositeur et le vidéaste. Dans cette procédure, le produit audiovisuel fait généralement l’objet de discussions critiques en cours de travail entre les collaborateurs, ce qui permet d’apporter diverses corrections au son et à l’image afin d’obtenir le résultat global le plus cohérent.
Une option différente consiste à disjoindre le son de l’image. Soit dans une démarche cagienne qui privilégiera le hasard des rencontres, soit en faisant le choix de musiques qui ajoutent un sens non exprimé par l’image. Dans ce dernier cas, les deux artistes conviennent d’un concept général qui s’appliquera aux éléments visuels et sonores.
Une hypothèse de collaboration entre partenaires pourrait aussi prendre la forme d’une improvisation en temps resserré, chaque proposition de l’un déclenchant une réaction « au feeling » de l’autre. Plus que d’une collaboration, il s’agirait là d’une création collective.
La musique électroacoustique et l’image
Les notions sur lesquelles se fondent nos recherches s’inspirent essentiellement de divers constats.
Je pense, par exemple, que la musique électroacoustique convient particulièrement à la vidéomusique car, lorsqu’elle n’est pas anecdotique, elle ne révèle pas la source des sons qui la composent et interagit avec l’image directement dans un processus d’audio-vision (Chion) autonome, alors que le son instrumental est connoté par son origine sonore : timbre du piano, du violon, de l’orchestre, de la voix, etc. C’est ce que nous dit Andrei Tarkovski :
La musique instrumentale est un art si autonome, qu’il est beaucoup plus difficile pour elle de s’intégrer dans un film, au point d’en devenir une partie organique. […] Mais la musique électronique a cette capacité de se dissoudre dans le son, de se cacher derrière d’autres bruits, d’être la voix indéfinie de la nature, ou celle des sentiments confus, d’être comme une respiration. (Tarkovsky 1989)
Dans une vidéomusique le son associé à une image visuelle ajoute sa dimension d’image mentale.
D’autre part, il existe de nombreuses parentés entre les deux processus compositionnels.
Le traitement numérique des images vidéo et celui des sons électroacoustiques, leur mode de création et les outils techniques employés sont très semblables. L’artiste sonore enregistre (prises de son) avec des microphones des sons acoustiques et les traite avec des logiciels appropriés : utilisation de plugins, de filtres et de manipulations sonores permises par les outils numériques. Le vidéaste capture (prises de vues) avec la camera des images qui seront traitées, elles aussi, à l’aide de divers logiciels : utilisation de filtres et de diverses possibilités de changement proposées par le logiciel de montage et édition. Les logiciels de traitement du son et de l’image permettent également le mixage des pistes qui créent de nouveaux complexes sonores (sons composés), des polyphonies très riches et une infinité de sonorités. Parallèlement, la superposition des différentes pistes d’images interagit et transforme la prise de vue initiale par transparence / opacité ou en « images composites ».
Bien entendu, l’image et le son peuvent être tous deux produits par synthèse.
L’audio-vision
Ce terme proposé par Michel Chion traduit l’interdépendance qui existe entre sons et images lorsqu’on les associe dans une œuvre. Selon le cinéaste iranien Abbas Kiarostami :
Avec l’image vous obtenez une surface à deux dimensions. Le son apporte à cette image la profondeur, une troisième dimension. Le son comble les lacunes de l’image.
Le son complète le contenu et le développement de l’image par « empathie sonore » ou par « valeur ajoutée ». Ces deux notions, dues à Chion, désignent deux mécanismes d’association entre visuel et sonore : soit le son souligne et renforce ce que l’on voit, soit il propose une nouvelle valeur expressive et informative qui enrichit l’image. Cette interaction est réciproque : si l’image est différente, le résultat perceptif global (l’audio-vision) sera modifié. Cela permet de nombreuses variations car la perception d’une même séquence comportant différentes sonorisations offre des résultats perçus différents, ce qui modifie le sens initial de l’image.
Un procédé d’écriture que nous privilégions est ce que Chion nomme la synchronisation; il s’agit d’un point de convergence entre un instant visuel et un son particulier, entre un mouvement de l’image et des morphologies sonores. Un exemple de synchronisation peut être un thème ou un motif sonore qui accompagne un même type d’image. Ce son crée une atmosphère particulière qui rappelle l’image et se reproduit chaque fois que cette image apparaît. De la même façon, la dynamique du son peut suivre et renforcer les apparitions et variations thématiques de l’image.
D’autre part, nous recherchons souvent des analogies perceptives entre les impressions suggérées par les composantes visuelles et sonores, notamment en ce qui concerne leurs textures; ces rapprochements sensoriels sont, on s’en doute, généralement subjectifs mais conçus et acceptés par les deux collaborateurs.
Enfin, selon nous, il semble préférable que les vidéomusiques soient réalisées en collaboration par des artistes maîtrisant chacun une discipline spécifique, les compositeurs et les vidéastes n’ayant pas nécessairement reçu la formation exigée dans chacun de ces domaines.
Bibliographie
Centre régional de documentation pédagogique (CRDP) d’Auvergne (Eds.). 17 Facettes d’Art vidéo. [DVD]. Cour(t)s de Cinéma, collection national du réseau SCEREN. Auvergne, France : CRDP d’Auvergne 2010.
Chion, Michel. L’Audio-Vision. Son et image au cinéma. Paris: Éditions Nathan, 1990.
Espinosa, Susana (Ed.). Escritos sobre Audiovisión. Lenguajes, tecnologías, producciones. Libro III, Série Audiovisión. Lanús, Argentina : Ediciones de la UNLa, 2008.
Parfait, François. Vidéo : un art contemporain. Paris : Éditions du Regard, 2001.
Tarkovsky, Andrei. Le temps scellé. Paris : Cahiers du cinéma, 1989.
Social top