Abstraction et figuration dans ma musique
La version intégrale du texte de cette conférence (Université de Cologne, 1er juillet 2005) a été publiée en 2008 dans Komposition und Musikwissenschaft im Dialog VI (2004–2006), Signale aus Köln, Beiträge zur Musik der Zeit (Vienne, Verlag Der Apfel), sous la direction de Christoph von Blumröder et Marcus Erbe. Sa reproduction dans eContact! 11.2 est possible grâce à la permission de l’éditeur.
Le texte original, qui comportait de nombreux exemples musicaux, a été revu par l’auteur afin de lui conserver sa pertinence malgré l’absence de la plupart de ces exemples. Ceci dit, le lecteur pourra consulter les œuvres Novars (1989, disponible chez empreintes DIGITALes sur Les dérives du signe [IMED 9608, 1996] ou sur Cycle du son [IMED 0158, 2001]), Sous le regard d’un soleil noir (1979–81, empreintes DIGITALes [IMED 9633, 1996]) et Forêt profonde (1994–96, empreintes DIGITALes [IMED 9633, 1996]), en lisant l’article.
Le thème choisi pour cette présentation est « Abstraction et figuration dans ma musique ». Pourquoi ce thème ? Parce qu’il me questionne depuis des années et qu’il a reçu plusieurs réponses successives avant d’aboutir à la conclusion actuelle. En fait, lorsqu’on atteint un certain âge, de nombreuses étapes ont été parcourues; cela constitue un corpus d’œuvres qui permet de dresser un bilan et, peut-être, de comprendre ce qui a été accompli. C’est ce que je tente de faire aujourd’hui en jetant un regard sur ma production acousmatique.
J’ai longtemps considéré qu’elle pouvait être divisée en deux grandes catégories : l’une que j’appelle abstraite et l’autre figurative. Ce que j’entends par œuvres abstraites, ce sont celles qui n’ont pas d’autre objet que la musique elle même, qui ne s’attachent qu’à des critères sonores. Par exemple le déploiement d’un élément rythmique, des variations de masse, d’intensité, de matière, de couleur sonore, le développement d’une forme, ou encore une étude sur l’occupation de l’espace, etc. Elles ne renvoient à aucune représentation autre que musicale, à aucune métaphore. En regard de cette catégorie, ce que j’appelle œuvres figuratives, ce sont celles qui illustrent ou évoquent un thème qui peut-être poétique, philosophique, psychanalytique ou autre; bref, qui font allusion à des concepts extra musicaux ou s’en inspirent. Les termes abstraction et figuration font évidemment référence à ceux en usage pour les arts plastiques où l’on rencontre souvent ce type d’opposition entre la représentation d’un modèle et sa disparition.
Certes, ces deux catégories existent dans ma production, mais elles se sont révélées d’importance très inégale; en effet, alors que je les supposais équivalentes, l’examen de l’ensemble de mes œuvres confirme la prépondérance écrasante d’œuvres issues de divers concepts ainsi que d’œuvres à thèmes — « dites aussi à programme », expression que je n’aime pas —, comportant ou non des textes. Or, si je me réfère à mon parcours musical, ce constat répond fidèlement à la logique du projet que j’avais — j’en parlerai plus tard — lorsque dans les années 60 j’ai abandonné la composition instrumentale pour m’engager dans une autre direction musicale. À cette époque, en effet, je me suis éloigné de l’écriture traditionnelle et suis retourné vers la composition électroacoustique que j’avais découverte intuitivement à la fin des années 1940 grâce à l’enregistrement sonore — expérience fortuite, faite avec un primitif magnétophone « à fil » Webster, mais décisive pour mon engagement de compositeur. Dès ces premiers essais, je crois avoir pressenti la profusion de matériel et la liberté qu’offre le « son fixé » (Chion); plus tard, il m’a permis, beaucoup plus fidèlement que les instruments, de traduire les thématiques qui me préoccupaient. En effet, l’univers polymorphe de l’électroacoustique — singulièrement la modalité acousmatique — ouvre un champ créatif presque infini en permettant de faire appel à la totalité des phénomènes sonores qui s’offrent à notre ouïe. Il ne se limite pas à des instruments définis, à des timbres répertoriés, à des modèles codés, mais use d’un vocabulaire expressif beaucoup plus varié et à peu près inépuisable. Cette flexibilité le rend particulièrement apte à investir des domaines sonores diversifiés et souvent extérieurs à la tradition musicale. En ce sens, la fixation du son sur un support s’apparente davantage à l’art cinématographique qu’à celui qu’on enseigne dans les conservatoires. Cependant, plus que la musique instrumentale, les musiques électroacoustiques oscillent entre l’abstraction et la figuration telles que je viens de les définir. C’est précisément sur cette alternance dans mes œuvres que je me suis récemment interrogé, me rendant compte que beaucoup de celles que j’avais considérées comme abstraites se fondaient en fait sur des propositions expressives (figuratives). Car je crois que, dans la plupart des cas, l’apparente abstraction de ces œuvres est davantage celle du langage musical lui-même, par lequel elles existent, que celle de leur essence propre qui détermine généralement mes choix formels et matériologiques.
Afin d’illustrer ces hypothèses, je vais choisir quelques œuvres en tentant de les situer par rapport aux notions d’abstraction et de figuration. Nous pourrons alors constater que les musiques véritablement abstraites sont finalement assez rares, car une intention autre que musicale les sous-tend très souvent. Certains cas sont clairement identifiables, mais d’autres, plus composites, appartiennent aux deux catégories dans des proportions très variables. Commençons par une musique que je considère comme purement abstraite : En cuerdas. Il s’agit d’une œuvre acousmatique, donc entièrement électroacoustique, mais qui a été commandée par un guitariste et qui a donné naissance à un pièce mixte pour guitare et bande. Il y a donc deux versions de cette pièce: une version purement acousmatique et une version mixte pour laquelle la partie de l’instrument a été composée par le guitariste Arturo Parra à partir de la version acousmatique.
Il est clair pour moi que cette pièce est tout à fait abstraite; elle n’a pas d’autre intention que celle de jouer avec des paramètres musicaux. On y reconnaît le timbre de la guitare, mais ces morphologies instrumentales sont souvent traitées avec des moyens électroniques et informatiques qui permettent d’obtenir une espèce d’agrandissement et des métamorphoses du son de l’instrument. Ici, mon propos n’était autre que d’explorer des potentialités sonores offertes par la guitare. D’ailleurs le titre, En cuerdas (Dans les cordes), nous avertit que la pièce va se développer à l’intérieur du champ sonore d’une famille d’instruments bien définie. Et l’œuvre mixte qui introduit le jeu en direct du guitariste confirme clairement ce choix. (1)
Un autre exemple est tiré du second des quatre mouvements de mon Cycle du son. Cette longue œuvre est une célébration du phénomène sonore sous ses formes diverses et de l’un de ses aboutissements fameux : la musique concrète qui, de toute évidence, constitue un bouleversement musical sans précédent.
Le second mouvement de ce Cycle a pour titre AvatArSon; c’estun jeu de mots qui associe l’idée d’avatars du son, c’est à dire de ses nombreuses métamorphoses possibles, à celle de l’art du son qu’est la composition acousmatique. En outre, cela établit un lien avec Novars (moderne Ars Nova), un autre mouvement de ce Cycle du son qui a servi de pivot fondateur à l’ensemble. Toute l’œuvre constitue une évocation de la musique concrète depuis ses origines jusqu’à l’époque actuelle, elle atteste sa pérennité et rend hommage à son inventeur, Pierre Schaeffer. Elle lui emprunte donc quelques sons et les développe, mais introduit aussi dans AvatArSon des citations très brèves de nombreux autres compositeurs électroacoustiques, en hommage aux pionniers de cette musique et à leurs successeurs. Ces évocations historiques sont incrustées dans un tissu sonore qui reste très fidèle à la pensée et à l’écriture morphologiques de la musique concrète mais dont les outils technologiques modernes ont évidemment modifié la couleur.
Ici, une question se pose : faut-il considérer cette œuvre comme abstraite ou figurative ? Dans un premier temps, je pense qu’elle est abstraite puisque son contenu est essentiellement musical et qu’elle semble ne faire référence à rien d’autre. Mais à y regarder de plus près, c’est quand même une œuvre qui comporte un concept liminaire : l’hommage à une époque et à des créateurs, une métaphore et un raccourci de quelques étapes de l’odyssée du son et de sa mise en œuvre. Les citations musicales ont assurément un contenu référentiel et parfois même anecdotique, elles introduisent notamment un moment de l’histoire de la musique dans cette musique, ce qui en altère le caractère abstrait. Peut-être faut-il alors dire que nous avons affaire à un hybride. Ce cas limite m’a conduit à revoir la taxinomie de mes œuvres et à convenir qu’elles étaient majoritairement influencées par des visées extra musicales. Ce qui n’est pas sans conséquences, comme nous le constaterons plus tard.
Dernier exemple : Les moirures du temps. Moirure : « Écrasement irrégulier du grain, parties mates et parties brillantes, aspect ondé, changeant, chatoyant. Reflets. » Comme l’œil perçoit les jeux instables de la lumière sur les différentes matières et textures d’une même couleur, l’oreille saisit les chatoiements et miroitements que d’infimes variations produisent sur des sons de même nature. Terme emprunté à nos perceptions visuelles dont les analogies auditives s’imposent; ici la modification de l’espace devient une altération du temps.
Voici donc une œuvre qui semble appartenir à la catégorie des musiques abstraites, elle correspond vraiment à un travail sur la matière sonore, sur la couleur du son, sur ses changements de texture. Bref, une écriture essentiellement tournée vers l’organisation musicale des sons. Les matériologies utilisées sont de deux types : percussions métalliques et matières électroniques foisonnantes. Et pourtant, deux rapides images réalistes apparaîtront plusieurs fois au cours de cette pièce, deux symboles de l’écoulement temporel : la fuite d’un train vers le lointain et le bruit d’un pas qui traverse l’espace latéral de l’écoute. Ce qui révèle que, même à l’intérieur de mes réalisations les moins référentielles, subsiste souvent la tentation d’introduire des pistes sémantiques. En outre, l’analogie avec le phénomène visuel de la moirure, induite par le titre, contredit le caractère purement abstrait de la musique. Je crois que les transformations et l’agitation interne des éléments suggèrent assez bien le concept visuel de moirure.
Les trois exemples qui vont suivre sont, à l’opposé des précédents, tout à fait représentatifs de la catégorie figurative. Le premier provient de Signé Dionysos, un paysage sonore fictif, c’est à dire imaginé et construit à partir d’éléments sonores anecdotiques préenregistrés ou conçus en studio. Les deux autres exemples appartiennent à des œuvres à thème, explicitement narratives et dont l’argument générateur est emprunté à des psychanalystes. Il s’agit de deux longues fresques divisées en de nombreuses sections, durant chacune près d’une heure et faisant appel à des textes. La plus ancienne est Sous le regard d’un soleil noir, la plus récente Forêt profonde. Toutes deux font partie de mon Cycle des profondeurs, titre qui fait référence à la psychanalyse souvent nommée aussi « psychologie des profondeurs ». Je poursuis actuellement la composition du troisième volet de ce Cycle; il est consacré à Kafka et intitulé Le cri du Choucas.
Mais revenons à Signé Dionysos. Cette pièce représente un cas très exceptionnel dans ma production, une composition à la fois descriptive et humoristique, qui obéit à un scénario burlesque puisqu’il met en scène, sous la forme d’un opéra imaginaire, des promeneurs, des oiseaux, des insectes, et surtout le chant — réel ou inventé — de grenouilles provençales dans un paysage nocturne. Cette fantaisie, résolument bouffonne, m’avait été commandée par Jean-Étienne Marie pour les Manca de Nice en 1986. Dès le début, on comprend que c’est une musique qui raconte quelque chose, qu’il y a une histoire sous-jacente aux êtres sonores qui se manifestent, que ces images fugitives connotent un récit. Il s’agit d’abord d’un paysage sonore, genre électroacoustique bien connu, mais c’est aussi, à cause du déroulement narratif, un peu plus que cela.
Avec Sous le regard d’un soleil noir, nous voici maintenant au cœur de la problématique dramaturgique qui représente, je le crois, le plus fidèlement mes intentions de compositeur. Il est temps d’en parler. Sous le regard d’un soleil noir est la première œuvre qui s’engage résolument dans la voie que j’avais pressentie au moment où j’ai délaissé la composition instrumentale. Mon projet, encore un peu flou à cette époque mais lucide cependant, était de composer des œuvres électroacoustiques chargées d’un contenu dramatique, comme des opéras mais des opéras sans chanteurs, sans instruments, sans apport visuel et libérés des conventions propres à l’art lyrique. Mais en demeurant lyrique, néanmoins, non par la forme convenue ou le rituel, mais par la charge expressive des thèmes développés; lyrique aussi au sens poétique d’une « musique qui chante » par elle-même et non de « musique chantée » : inventer des incantations sonores.
Ce projet révélait mon désir de remplacer des objectifs purement musicaux par des projets ouverts sur d’autres champs créatifs, dont le support sonore demeurait néanmoins le véhicule privilégié. Les techniques d’écriture électroacoustiques et l’esthétique de la musique concrète, que j’avais découvertes des années plus tôt, me parurent les plus appropriées pour répondre à ces besoins expressifs. Elles me permettaient de manier la matière sonore à la façon d’un artiste plastique, d’un cinéaste ou d’un poète. Cependant, trop occupé sans doute à m’approprier un langage nouveau, j’ai perdu de vue quelque temps ma motivation première, bien que certaines œuvres anciennes témoignent déjà de mon intérêt pour une sorte d’expressionnisme abstrait. Et ce n’est véritablement qu’avec la composition de Sous le regard d’un soleil noir que j’ai renoué avec elle et atteint le but primitivement visé.
De cela, je n’ai pris conscience qu’assez récemment. Et c’est à ce moment que j’ai constaté la prédominance dans mon travail de thématiques qui reflètent d’autres préoccupations que celles de la musique pure. Ce constat donne une idée assez exacte de l’esprit général dans lequel se situe une importante partie de ma production.
Le thème que développe Sous le regard d’un soleil noir est sévère, c’est celui de la schizophrénie. Il s’inspire des travaux d’un psychiatre et psychanalyste anglais, Ronald D. Laing, et utilise plusieurs de ses textes consacrés à cette bouleversante pathologie, notamment The Divided Self (Le Moi divisé). Il apparaît donc clairement, dans Sous le regard d’un soleil noir, qu’il existe une intention fondatrice préalable à l’élaboration de la musique qui prend appui sur une réflexion étrangère au musical. Ce n’est donc pas de la musique pure mais ce n’en est pas moins une pensée exprimée par la musique. Reprenant une expression de Michel Chion, j’ai défini cette œuvre comme un « mélodrame acousmatique ».
Peu de temps après la composition de Sous le regard d’un soleil noir, j’ai entrepris une réflexion de plusieurs années sur l’essai de Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (The Uses of Enchantement), qui a donné lieu en 1994 à une œuvre inspirée à nouveau par une lecture psychanalytique, Forêt profonde. Ce nouveau « mélodrame acousmatique » en 13 sections a connu 3 versions successives dont la dernière, définitive, date de 1996. J’aimerais apporter quelques précisions sur le propos de cette section, car il expose et synthétise la thématique générale de l’œuvre. Ici, le récitant dit un texte de Bettelheim qui compare l’inconscient humain à une forêt profonde dans laquelle notre esprit s’égare souvent et prend peur, analogie que Dante avait déjà suggérée au tout début de la Divine comédie. Le titre de la section, Nel mezzo del cammin di nostra vita, est d’ailleurs emprunté au célèbre texte de Dante dont quelques phrases figurent aussi dans ce mouvement. Cette impénétrabilité de notre inconscient, symbolisée par la profondeur de la forêt, est un aspect fondamental de l’œuvre : elle en est le sujet même.
Les éléments musicaux qui accompagnent le texte évoquent la végétation proliférante d’une forêt épaisse, aussi inextricable que le labyrinthe de notre psyché, dans laquelle on avance avec difficulté, comme la Blanche-neige du conte lorsqu’elle essaie de fuir dans la forêt et qu’elle est retenue par les branchages qui s’accrochent à ses vêtements. La musique a une fonction évocatrice : en s’efforçant d’être en rapport avec l’idée exprimée par le texte, elle est tout à fait figurative.
Tous ces exemples confirment de façon explicite, comme dans Forêt profonde, ou implicite, comme dans beaucoup d’œuvres qui ne comportent pas de texte, qu’à l’exception de pièces très peu nombreuses — Syntagmes, Phonurgie, En cuerdas, Here and There, etc. — ma musique est généralement l’écho d’une autre pensée, d’un concept étranger à la musique. C’est pourquoi j’en suis venu à considérer, en raison de sa nature hétérogène et des images mentales qu’elle tend à susciter, que ma production appartient à un autre domaine que celui de la « musique pure » — ce qui est le cas, aujourd’hui, de beaucoup d’œuvres sur support. Aussi, bien que son langage soit assurément celui de la musique, je préfère souvent présenter mon travail comme de l’« art acousmatique », (2) le terme « art » désignant une discipline pluraliste et un champ beaucoup plus ouvert que celui de « musique » auquel restent attachées de trop nombreuses connotations esthétiques et historiques. Varèse déjà, en réponse à la question : « Mais est-ce de la musique ? » qu’on lui posait souvent, préférait parler de « son organisé pour piste sonore ». Pour ma part, je tente simplement de réunir, au moyen d’une syntaxe cohérente appliquée à des matériaux sonores, les aspects pluriels de mes attirances artistiques.
Voici maintenant quelques précisions sur certaines de mes conduites de composition. Et d’abord, une rapide analyse d’une pièce plutôt abstraite — disons hybride — Novars. J’exposerai ensuite quelques moments significatifs de mes œuvres narratives.
Voyons donc comment fonctionne Novars, l’œuvre qui a donné naissance au Cycle du son. Le titre Novars, est un jeu de mots, comme AvatArSon; c’est l’inversion de l’expression « Ars nova » bien connue des musicologues. Mon propos était d’établir une analogie entre Pierre Schaeffer, inventeur de la musique concrète (qu’il nommait la « nouvelle musique ») et Philippe de Vitry, théoricien de l’Ars nova (vs l’Ars antiqua) au quatorzième siècle. Novars répondait à une commande que j’avais reçus du GRM à l’occasion du quarantième anniversaire de la musique concrète et rendait évidemment hommage à Schaeffer. Dans cette pièce, je compare deux novateurs, l’un de notre époque, l’autre du moyen âge, mais qui, tous deux, fondaient les règles d’un art nouveau. C’est pour cela que sur les trois éléments sonores générateurs de Novars, deux sont des emprunts à ces bouleversements musicaux : l’un provient du premier mouvement de l’Étude aux objets de Schaeffer (1959), l’autre de la Messe de Nostre Dame de Guillaume de Machaut, compositeur représentatif de l’Ars nova.
Pour ceux qui s’intéressent à la sémiologie de la musique, je souligne qu’il va s’agir, bien entendu, d’une analyse poïétique puisqu’elle sera conduite par le compositeur, c’est à dire par celui qui a « fait » l’œuvre et non par celui qui la découvre.
Un élément de 15 secondes emprunté au début du 1er mouvement de l’Étude aux objets de Schaeffer sera présent tout au long de l’œuvre. Ce court motif va donner naissance à une quantité de variations. D’autre part, j’ai isolé aussi une quinzaine de secondes du début du Kyrie de la Messe de Nostre Dame de Guillaume de Machaut. Ce nouvel élément va subir de multiples traitements numériques qui permettront, ici encore, de très nombreuses variations dont certaines s’inscriront dans la composition de l’œuvre. Dans quelques variations, l’origine vocale reste encore très reconnaissable. Mais les transformations deviennent parfois radicales et génèrent ainsi des matériologies nouvelles.
Il est clair que certaines variations extrêmes donnent lieu à des objets musicaux dans lesquels on ne reconnaît plus l’élément générateur, c’est à dire à de nouvelles « Gestalt ». Dans ce cas, il convient de ne plus les considérer comme des variations mais comme de nouveaux éléments, car c’est ainsi qu’ils seront perçus par les auditeurs.
Malgré l’intention « figurative » qui est de rendre hommage à la musique concrète, le processus musical lui-même est tout à fait respecté : je varie et développe un motif initial, comme dans n’importe quelle musique. J’ai d’ailleurs réalisé beaucoup d’autres variations de ce motif. L’élément musical 1.1 emprunté à Schaeffer est, lui aussi, à l’origine de très nombreuses variations qui, enchaînées les unes aux autres, formeront une sorte de thème de passacaille et constitueront l’axe principal de l’œuvre. Outre les emprunts à Schaeffer et Machaut, il existe un troisième élément qui n’est pas une citation mais un matériau musical que j’ai composé à la manière de Pierre Henry, comme une sorte de salut respectueux à ce pionnier qui est un peu le Guillaume de Machaut de la musique concrète. Il s’agit de trois séquences percussives qui sont proches des objets sonores qu’on trouve dans les premières réalisations de la musique concrète. C’est donc principalement avec ces trois éléments (Élem.1 Schaeffer, Élem.2 Machaut, Élem.3 percussions) que j’ai composé Novars (durée 19:07) en utilisant finalement une forme assez classique qui associe une sorte de passacaille à une forme thème et variations. Mais dans ce thème et variation-là, le thème initial, au lieu d’être exposé dès le début comme c’est la règle, ne sera entendu qu’à la toute fin alors que l’œuvre commence par des variations assez lointaines.
Écoutons le début de Novars qui expose une suite de variations, toutes différentes, de ce petit élément :
Novars, variations cycliques de l’élément 1.1(repère CD de 0:00 à 1:44)
Tout le développement consiste à toujours varier l’élément de base sans jamais le répéter identique à lui même : toujours semblable, identifiable, mais jamais identique.
Dans l’exemple qui va suivre, on retrouve ce même extrait de Schaeffer que j’appelle élément 1 mais l’élément 2 vient s’ajouter, ce sont les voix traitées de Guillaume de Machaut :
Novars, Élément 1.1 + élem. 2. Variation I(repère CD à 1:31)
Il y avait donc là deux des éléments, tous les deux variés, qui constituent pour la grande forme de l’œuvre la Variation I. Elle est suivie d’une exposition des trois éléments percussifs et de leur mixage qui forment une séquence rythmique assez longue (1:36) :
Novars, Séquence rythmique (repère CD à 3:49)
Après cela, retour à l’élément 1 mais associé aux éléments 2 et 3 dans une nouvelle variation formelle, la Variation II :
Novars, Éléments 1+2+3. Variation II(repère CD à 5:57)
À la fin de la Variation II intervient un élément que nous n’avons pas encore rencontré. C’est un autre moment de l’Étude aux objets, mais très largement traité qui constitue un pont, une sorte d’interface entre la Variation II et la Variation III qui suivra :
Novars, Interface I entre Variations II et III(repère CD à 7:17)
Ce qui nous conduit à la troisième grande variation :
Novars, Variation III (éléments 1.1 + 2)(repère CD à 8:08)
On reconnaît le premier élément 1 (Schaeffer) varié et les voix traitées de Machaut…et toujours Schaeffer qui revient et revient encore, comme le thème varié d’une passacaille…
Nous pourrions poursuivre l’analyse de l’œuvre, mais je pense que cela suffit pour donner une idée de la façon dont elle s’organise. Cette construction qui ne joue que sur des éléments sonores et des critères formels illustre assez bien, en dépit de son propos général, ce que j’appelle mes « musiques abstraites ».
À l’opposé, je vais maintenant donner quelques exemples de la façon dont le propos directeur me guide parfois dans des œuvres narratives, donc figuratives.
J’emprunterai le premier exemple à Sous le regard d’un soleil noir, un mélodrame acousmatique inspiré par la troublante nature de la schizophrénie. Un des traits habituels de cette psychose est la déréalisation, c’est à dire la perte du sentiment de réalité. J’ai donc tenté de créer par la musique une image mentale de cette aberration. Pour donner une idée de la perte du réel, je fais entendre une foule bruyante que je suppose perçue par le sujet schizophrène. Pour rendre irréel, imaginaire, le bruit que fait cette foule, je vais progressivement le filtrer, une première fois vers le grave, une seconde fois vers l’aigu. Les voix perdent ainsi leur réalisme pour aboutir à des sonorités qui ne contiennent plus aucun indice matériel. Cet artifice est une métaphore sonore qui donne à l’auditeur le sentiment que la réalité de cette foule lui échappe, de la même façon que la vie réelle semble échapper au schizophrène. C’est un procédé expressionniste qui prend appui sur la force évocatrice du son et non sur une procédure musicale. Contrairement à Novars, la conduite musicale n’est pas justifiée ici par des conventions propres à la musique mais par la représentation mentale visée. Susciter une image dans le psychisme est donc, bien évidemment, d’ordre figuratif.
Sous le regard d’un soleil noir, section 6: Citadelle intérieure (repère CD à 1:10)
Prenons encore un exemple dans Forêt profonde qui, comme je l’ai déjà dit, est une approche psychanalytique des contes de fées, mais une approche adulte car il ne s’agit pas d’une œuvre pour enfants mais à propos de l’enfance. Dans la mythologie enfantine, l’un des personnages emblématiques des contes de fées, celui qui représente souvent la figure du père, c’est l’ogre. Dans l’exemple qui suit, la musique tente d’évoquer ce personnage de la même façon que Prokofiev personnalise musicalement les protagonistes de Pierre et le loup :
Forêt profonde, section 2: À l’orée du conte (repère CD à 0:38)
Ces matières ou images sonores ont pour fonction d’évoquer une personne, un caractère, une situation, un sentiment, un lieu, etc., mais, bien sûr, l’histoire racontée ne me fait pas perdre de vue que c’est avec la musique que je la raconte et que l’œuvre reste donc, avant tout, une construction musicale. Cela signifie que la fiction où l’œuvre prend sa source ne se substitue pas, même lorsqu’elle l’oriente, à la logique fondamentalement musicale du discours.
Un autre exemple de métaphore sonore est tiré une nouvelle fois de Sous le regard d’un soleil noir. L’ouvrage de Ronald D. Laing dont je me suis principalement inspiré est Le moi divisé, en anglais The Divided Self. Ce titre décrit bien l’état d’écartèlement dans lequel se trouvent les personnes atteintes de schizophrénie chez qui existe une véritable fracture mentale. Afin de rendre tangible cette division, j’ai, dès le début de la première section, doublé la voix du narrateur dont le discours, d’abord localisé au centre de l’espace stéréophonique, s’écarte lentement vers la gauche et la droite afin de créer l’illusion d’une même personne arrachée à son unicité, coupée en deux et s’opposant à elle-même. Dans de bonne conditions d’écoute stéréophonique l’effet est très bien perçu :
Sous le regard d’un soleil noir, section 1: Pareil à un voyageur perdu (repère CD à 0:01)
Toujours dans Sous le regard d’un soleil noir, voici la même voix doublée, triplée, qui fait allusion à un trouble de la personnalité symptomatique de la schizophrénie : « Le moi intérieur se divise lui-même, perd son identité et son intégrité… » :
Sous le regard d’un soleil noir, section 5: Le moi divisé (repère CD à 4:35)
J’aimerais maintenant revenir à Forêt profonde pour parler d’une particularité de cette œuvre en treize sections. Chacune des sections contient une courte citation, un rappel, d’une des treize Kinderszenen de Schumann. Pourquoi Schumann ? Parce que ce compositeur, à la fin de sa vie, s’est lui aussi perdu dans sa profonde forêt intérieure dont on sait qu’il n’est pas sorti. Et pourquoi les Scènes d’enfants? Cela m’a paru assez évident car Schumann ne s’adresse pas, lui non plus, à des enfants, mais évoque l’esprit de l’enfance, comme je l’ai fait et comme l’a fait Bettelheim dont je me suis inspiré. Voici deux descriptions de la façon dont le son du piano schumannien est traité. Dans le premier cas il s’agit d’un court extrait de la première des Kinderszenen (Des pays mystérieux – Von fremden Ländern und Menschen qui subitun étirement qui allonge la durée de l’extrait précédent sans en modifier les hauteurs. Cette citation traitée n’est pas employée seule dans Forêt profonde (section 2, À l’orée du conte) elle est mélangée à d’autres éléments et à des voix, on la reconnaît à peine mais si on la retire, quelque chose manque; c’est ce que j’appelle une citation subliminale. Le deuxième cas provient de La muraille d’épines (section 7 de Forêt profonde) et présente un extrait de Rêverie (Träumerei), toujours tiré des Kinderszenen. Il est suivi d’un traitement très particulier, puisqu’il s’agit de boucles rétrogrades, des boucles qui remontent progressivement vers le début de l’extrait, c’est à dire que chacune d’elle commence un tout petit peu avant la précédente; elles ne répètent donc pas tout à fait la même chose : très semblables et pourtant chaque fois différentes. Sur cet élément répétitif se greffe un motif entendu dans la première section ainsi que des textes.
Les contes de fées sont des récits universels et dans bien des pays, ils commencent par le fameux : « Il était une fois… », « Once upon a time… », « Es war einmal… ». J’ai voulu rappeler cet universalisme dans la deuxième section, À l’orée du conte, en mélangeant des fragments de contes de fées dits par une quantité de voix mêlées, de langues et d’accents différents. Mais ce mélange de voix n’est pas que narratif, j’en organise le rythme et la position dans l’espace pour qu’il constitue aussi un élément musical. C’est un moment de l’œuvre où la musique naît des contrepoints entre les voix et de la diversité de leurs timbres.
Prenons un dernier exemple dans Forêt profonde. Il provient de la section 3, Chambre interdite, qui met en scène les peurs nocturnes des enfants. Rappelons nous ces chambres obscures, la nuit, lorsque nous étions enfants et que le moindre craquement peuplait notre imagination de personnages terrifiants et de mille dangers cachés. C’est ce qu’évoque le climat sonore inquiétant de cette section où la frayeur enfantine et la présence rassurante de la mère sont aussi suggérées.
J’espère que tous ces exemples auront mis en évidence quelques traits d’écriture qui me sont propres, selon que le projet compositionnel est abstrait ou figuratif. Quoi qu’il en soit, le contenu musical reste toujours privilégié; lorsqu’il existe une intrigue, il la souligne mais ne lui est jamais sacrifié. Ce qui veut dire que lorsque je parle de psychanalyse, des contes de fées, de la guerre ou de la schizophrénie, c’est en musicien que je le fais, en dépit de l’importance que peuvent revêtir les sujets abordés, les textes littéraires ou les situations dramatiques.
Pour conclure, je dirai que si je me suis engagé dans la voie d’une musique qui comporte souvent des aspects thématiques et narratifs, d’une « musique impure », c’est que je peux satisfaire ainsi mon intérêt pour les autres formes artistiques qui ont toujours beaucoup compté pour moi. En associant des concepts à l’énoncé musical, en introduisant parfois des textes et de la matière vocale et en adoptant volontiers l’approche formelle du plasticien ou du cinéaste, il me semble ouvrir ma pensée sur une perspective plus vaste et plus complexe.
Révision juin 2009, Avignon.
Publication originelle : Francis Dhomont, Abstraction et figuration dans ma musique / Abstraktion und Gegenständlichkeit in meiner Musik, in: Komposition und Musikwissenschaft im Dialog VI (2004–2006). Mit Beiträgen von Elizabeth Anderson, François Bayle, Ludger Brümmer, Francis Dhomont, Johannes Fritsch, Jonty Harrison, Flo Menezes, Bernard Parmegiani, Henri Pousseur, Jean-Claude Risset, Denis Smalley, Daniel Teruggi, Dimitri Terzakis und Hans Tutschku, hrsg. von Marcus Erbe und Christoph von Blumröder, = Signale aus Köln. Beiträge zur Musik der Zeit, Bd. 12, Wien 2008, S. 134–167, ISBN 978-3-85450-412-2.
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