[Compte rendu]
Je me souviens
Je me souviens : Événement de musiques exploratoires / A series of exploratory music events
23–24 avril et 22–23 mai 2008
Montréal, La Sala Rossa
La série de concerts Je me souviens, comprenant deux concerts en avril et deux en mai 2008, a eu lieu à La Sala Rossa à Montréal.
Le concepteur et réalisateur de cette série, Eric Mattson, a débuté la première soirée en rappelant l’idée à l’origine de la série : jeter un coup d’œil sur les rapports entre la musique produite dans ce que l’on pourrait nommer les studios institutionnels de musique expérimentale de Montréal et celle produite dans les studios personnels des artistes sonores d’aujourd’hui. En effet, quand on connait les contributions passées et l’activité actuelle de Montréal et Québec dans les domaines de la création expérimentale en musique et en cinéma — dont le rayonnement s’étend non seulement au Canada, mais aussi sur la scène internationale —, on ne peut s’empêcher de penser qu’il doit y avoir un lien entre les possibilités qu’offraient à l’époque ces studios pour les étudiants et les praticiens des arts électroniques et le nombre d’artistes indépendants, actuellement établis à Montréal, dont plusieurs possèdent un studio personnel.
Les deux premières soirées étaient consacrées aux activités du studio EMS de l’Université McGill et aux ensembles de musique électronique improvisée qui y étaient associés, soit le GEMS (Group of the Electronic Music Studios) et MetaMusic. Les deux dernières soirées portaient sur le travail d’expérimentation sonore et d’animation à l’Office national du film du Canada (ONF). Mattson et les « conférenciers » invités alcides lanza et Kevin Austin ont animé les soirées McGill alors que les soirées ONF étaient animées par Mario Gauthier et Réal la Rochelle. Pour chacune des soirées, des exemples musicaux et cinématographiques pertinents accompagnaient la discussion.
Les deux premières soirées auront permis de faire ressortir un élément important à savoir que les compositeurs de musique électronique établis au Canada jouissaient de possibilités accrues comparativement aux compositeurs européens — on n’aura pas manqué de souligner le rôle déterminant qu’a joué alcides lanza à cet égard. En Amérique du Nord, les studios étaient généralement créés à l’initiative des universités, contrairement aux studios européens rattachés aux stations de radio où les techniciens limitaient l’utilisation de l’équipement par les compositeurs de passage dans les studios. La venue d’alcides lanza à Montréal aura permis aux compositeurs de travailler directement et concrètement avec les appareils disponibles en studio. lanza évoqua l’exemple de Christian Calon et Gilles Gobeil qui ont pu utiliser les studios à leur guise simplement en s’inscrivant aux cours de musique appropriés à McGill. Le lendemain, Kevin Austin souligna le fait que les bons studios n’étaient pas l’œuvre des institutions mais plutôt d’individus comme lanza qui n’avaient pas eu peur de défendre l’idée d’une plus grande accessibilité des studios pour un plus grand nombre de personnes — 24 heures par jours, 7 jours par semaine dans le cas du studio EMS.
Le compositeur, producteur et administrateur de musique électroacoustique Claude Schryer, qui est également un ancien élève de lanza et un des cofondateurs du GEMS, a pour sa part souligné l’indépendance du GEMS par rapport aux activités régulières du studio EMS et du programme académique de McGill. La musique du GEMS, qui regroupait des compositeurs et des instrumentistes, peut être dite mixte, mêlant les héritages culturels anglais et français et des considérations esthétiques propres aux traditions artistiques occidentales et européennes. Mattson souligna le fait que cette diversité d’intérêts se manifeste encore aujourd’hui sous la forme d’une communauté d’artistes de genres et de profils différents qui collaborent entre eux.
Au cours de la deuxième soirée, Kevin Austin a loué les efforts d’alcides lanza dans la mise sur pied du studio EMS de McGill, en plus de souligner la contribution de Mario Bertoncini dans la création du groupe MuD (Musical Design), qui devait devenir plus tard SONDE, dont faisait partie Andrew Culver que l’on a pu entendre la veille. Austin a également offert une présentation particulièrement intéressante des innovations de Hugh Le Caine, notamment son générateur de structure sonore sérielle, un séquenceur analogique d’une grande flexibilité, et son polyphone qui fut en fait le tout premier synthétiseur polyphonique de l’histoire. Les instruments de Le Caine demeurent toutefois peu connus en dépit de leur nombre et du fait qu’ils ont précédé de bien des années leurs applications commerciales.
Côté performance, Andrew Watson a ouvert le bal avec une pièce acousmatique aux sonorités granulaires haute fidélité qui rappelait, par la qualité du matériau, les œuvres acousmatiques issues des studios de l’Université de Montréal. Nancy Tobin proposa toute autre chose avec une pièce rythmique entraînante construite à partir de boucles. Andrew Culver nous a offert toute une gamme d’atmosphères sonores créées à l’aide d’environnements de synthèse modulaires, des plus anciens (Minimoog) aux plus récents (logiciels, contrôleurs MIDI). On ne pouvait s’empêcher de remarquer son affection pour les sons d’une certaine époque. Alex Moskos (The Unireverse) a clos le concert sur une note contrastante avec ses nombreux synthétiseurs, avec lesquels il aura peut-être réussi à vider la salle de tous ceux qui souhaitaient entendre uniquement de la « musique sérieuse ».
Lors du second concert, minibloc a su démontrer la finesse de ses montages de bruits analogiques et de permutations rythmiques, le tout accompagné de visualisations stroboscopiques des configurations sonores sur des écrans à lampes. Chantale Laplante et Raylene Campbell ont offert une improvisation délicatement sculptée pour accordéon et traitement par ordinateur. Leur sensibilité au spectre sonore et aux nuances ainsi que la structure floue de la performance n’étaient pas sans rappeler celle d’Andrew Culver. La performance de Victortronic contrastait fortement avec ses paysages sonores faits d’accumulations progressives et de distorsion numérique. Enfin, Jonathan Parent a su réchauffer à nouveau l’espace avec ses ambiances tournoyantes accompagnées de mouvements giratoires de rayons lumineux. Mattson semble avoir choisi de clore les deux soirées avec des performances plus légères.
Lors de la seconde série de concerts, le réalisateur, compositeur et auteur montréalais Mario Gauthier a offert une présentation exhaustive de l’Office national du film (ONF) et du travail de précurseur des créateurs comme Norman McLaren, Maurice Blackburn et Pierre Mercure. Gauthier a souligné la capacité de Blackburn de faire ressortir la musicalité de l’image cinématographique et a expliqué comment, selon lui, Mercure représentait en quelque sorte un « moyen terme », en ne se limitant pas à un créneau trop spécifique, mais en poursuivant tout de même un travail expérimental. Des exemples visuels et audio tirés de courts-métrages illustraient la présentation.
Quand on connaît l’importance historique des innovations techniques de McLaren dans son travail expérimental d’animation, notamment les techniques de gravure et de dessin sur la bande sonore de la pellicule, il n’est pas étonnant que l’accent ait été mis sur les performances mettant en jeu des systèmes synesthésiques où le son et l’image étaient mis en relation de diverses manières. Tout au long de son aperçu historique, Gauthier a insisté à plusieurs reprises sur la notion de synchronicité (ou certaines variations subtiles du terme comme « syncrétisme » et « synchronité ») où les deux éléments sont indépendants l’un de l’autre, mais entretiennent des rapports de coïncidence. Les performances d’Erin Sexton, minibloc (Nicolas Dion), Steve Bates, et skoltz_kolgen (Herman W. Kolgen et Dominique T. Skoltz) proposaient chacune un point de vue particulier sur le caractère multimédia de l’événement.
Dans une performance calme mais d’une intensité sonore très élevée, Sexton utilisait divers accessoires amplifiés à l’aide de microphones de contact, en plus de ce qui semblait être un signal vidéo provenant d’un ordinateur Amiga branché directement dans une table de mixage. Des formes visuelles étaient soumises à diverses transformations à l’aide d’un logiciel de dessin, ce qui entraînait des changements des bruits électroniques résultant de la conversion de l’image en son. Cette performance contrastait grandement avec le dispositif complexe de skoltz_kolgen qui comptait cinq Macbooks, deux écrans à lampes, des capteurs photosensibles et la projection d’une vidéo. Un remixage en petites vignettes du film de McLaren, Blinkity Blank, de 1955, était un hommage à son créateur. À l’aide de capteurs photosensibles contrôlés avec leurs mains, ils modulaient l’intensité des images et leurs sonorités caractéristiques. Les timbres n’avaient pas d’impact narratif comme tel, mais étaient plutôt mis en rapport avec l’image en mouvement. Cette performance, plus courte que les autres, était sans conteste une des plus élaborées.
Dans la performance de Nicolas Dion, une empreinte visuelle du son alimentait un vieil écran d’ordinateur à lampe, ce qui n’était pas sans rappeler les logiciels de visualisation à faible résolution de l’époque des ordinateurs Commodore. Steve Bates a pour sa part offert la performance la plus singulière de la soirée, où un projecteur, une caméra et un écran étaient mis en action dans un processus de re-captation très concentré qui intégrait même le bruit du projecteur au paysage sonore.
Les organisateurs de ces événements ont certainement atteint leur objectif de donner un aperçu de l’état de la pratique artistique actuelle. Du point de vue technologique, aucun procédé n’a été repris deux fois, à l’exception de deux performances réalisées uniquement avec écrans d’ordinateur et souris. Il ne fait aucun doute qu’une grande diversité d’approches, de techniques, de logiciels, d’équipement et d’information est accessible à tous ou presque. Avec ses institutions qui ont toujours eu comme objectif de rendre accessible au plus grand nombre les outils et les connaissances nécessaires à l’expérimentation, Montréal semble avoir su créer une communauté d’artistes aux pratiques diversifiées qui, ailleurs, se cantonneraient peut-être dans des genres restreints, mais qui peuvent ici se côtoyer sans problème et partager l’affiche lors d’un même événement. Ces événements sont, à mon sens, le signe d’une forme de nivellement de la pratique dans cette communauté et, sans doute, au sein de nombreuses autres communautés artistiques dans le monde. Contrairement à la performance de musique « traditionnelle », dont l’histoire est d’une ampleur bien différente, l’évolution de la performance de musique électronique ne semble pas offrir d’échelle linéaire permettant de distinguer aussi clairement le « débutant » du « virtuose ». L’« instrument » est simplement un modèle conceptuel qui peut comprendre des dispositifs hiérarchisés de logiciels et d’appareils communiquant entre eux. Ces performances ont en quelque sorte illustré la possibilité de recontextualiser ou d’actualiser des équipements désuets dont l’âge couvre presque toute l’étendue de l’histoire de l’adaptation des innovations en musique électronique.
Cette apparente transformation de la pratique tient peut-être au fait que les performances étaient conçues comme des « instantanés » de la pratique, se démarquant en cela des compositions présentées comme jalons historiques. Plusieurs de ces performances étaient conçues comme des suites de moments d’une improvisation structurée, ce qui n’était pas sans rappeler l’esprit d’expérimentation de MetaMusic.
Du point de vue des aspects liés à la performance comme telle, la variété des approches était somme toute rafraichissante — le public est maintenant suffisamment habitué aux performances musicales avec ordinateurs pour exiger à nouveau des gestes physiques de la part des interprètes. Kevin Austin a souligné comment le groupe SONDE incorporait des gestes physiques évidents pour répondre à ce besoin du public.
Il semble bien que l’interprète de musique électronique d’aujourd’hui soit en mesure de jouer des musiques très semblables à celles qui sont « composées » et diffusées sur des supports d’enregistrement, alors que les improvisations des années 1970 paraissent limitées par le nombre de processus pouvant être contrôlés simultanément par un humain (ce qui était parfois possible au moyen de programmes conçus à l’aide d’appareils aux dimensions physiques imposantes). En rétrospective, lorsque nous connaissons les contraintes imposées aux processus compositionnels de l’époque, nous ne pouvons manquer d’apprécier le travail et l’effort mis dans les œuvres les plus complexes du passé.
Par le niveau de détail, le raffinement du contrôle dynamique, le temps et l’effort nécessaires pour obtenir un son de qualité dont elles témoignent, les œuvres historiques qui introduisaient chacune des soirées demeurent exemplaires. Pour nous qui disposons aujourd’hui d’une puissance et d’un niveau de contrôle inégalés pour la composition en art électronique, nous abordons le travail de composition d’une manière bien différente d’un compositeur au parcours académique, en raison du fait que les moyens sont accessibles à tous ceux qui jouissent d’un accès à Internet. Les outils de création artistique sont dans une certaine mesure virtuels, libres, gratuits; ceux qui les utilisent peuvent ne pas connaître leur histoire et, ce faisant, les utiliser librement et proposer des œuvres parfois naïves, parfois tout à fait inédites. La technologie et l’état de la pratique changent rapidement, au gré de la succession des nouvelles générations d’appareils. Par la juxtaposition de repères historiques et d’œuvres actuelles, ces événements ont su bien mettre en perspective les rapports entre les changements des approches compositionnelles et l’accessibilité des moyens technologiques.
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