Y a-t-il un son québécois?
This article originally appeared in English as “Is there a Québec Sound?” (trans. Ned Bouhalassa and Kevin Austin) in Organised Sound 1/1 (April 1996) “The Dynamics of Computer Music,” pp. 23–28. The original French version appears in eContact! with permission of Cambridge University Press. The English text is also available as a pdf here.
Depuis quelques années, le Québec semble occuper sur la scène électroacoustiqueune place privilégiée que chacun lui reconnait. Parmi les genres qui lui ont valu cette réputation, l'acousmatique est, de l'avis général, celui qui a suscité les œuvres les plus significatives de cette dernière décennie; genre très riche dans lequel la production montréalaise s'est tout particulièrement illustrée, au point d'être nommée parfois «école de Montréal». Bien que cette expression ne soit pas véritablement appropriée pour désigner le phénomène créatif québécois, elle n'est cependant pas sans fondements. S'il est, en effet, excessif de prétendre que Montréal ait été le lieu d'un bouleversement radical et d'une nouvelle écriture acousmatique, il est néanmoins certain qu'une dynamique exceptionnelle y anime un groupe de compositeurs dont l'originalité a attiré l'attention sur cette ville.
Mais de quoi s'agit-il lorsqu'on parle d'acousmatique? Bien qu'il ne fasse guère de doute que ce sujet ait aujourd'hui cessé d'être réservé aux spécialistes, il n'est peut-être pas inutile d'en rappeler quelques préalables fondateurs et de revenir sur des notions dont la compréhension demeure parfois superficielle. Je me permets donc d'emprunter à l'un de mes articles récent (Dhomont, 1995) les prolégomènes qui suivent et qui, en dépit des inévitables redites, apporteront peut-être sur certains points de cette problématique un éclairage complémentaire.
Tout est bon qui fait du son
Annoncée au début du siècle par de nombreux précurseurs (Russolo, Cahill, Trautwein, Martenot, Theremin, Cage, Varèse, etc.), la musique électroacoustique (qui ne portait pas encore ce nom) est née au Studio d'Essai de la R.T.F. en 1948, à Paris, avec la musique concrète. Son inventeur, Pierre Schaeffer, récemment décédé, a eu l'immense mérite de jeter les bases pratiques et théoriques d'une musique faisant appel à une pensée, à un univers sonore et à des moyens de production entièrement nouveaux. La Musique concrète, en effet, puise ses matériologies dans la totalité des sons, sans établir aucune discrimination a priori. Quelle que soit leur origine, ils sont tous égaux en droit et susceptibles de participer à une organisation musicale. Ces matériaux, ces objets sonores [1], d'origine acoustique ou électrique, seront enregistrés, puis traités, montés, mixés (on remarque les analogies avec les techniques cinématographiques) et «orchestrés» en studio, à l'aide d'une technologie en constante évolution. Enfin – et c'est le plus important – la mise en œuvre de ces «spectromorphologies» (D. Smalley) complexes, très éloignées de la «note de musique», ne peut être maîtrisée valablement avec les outils conceptuels classiques; un bouleversement si profond exige de nouvelles stratégies de composition et des préoccupations formelles et esthétiques fort différentes de celles que nous enseigne la tradition instrumentale. Cette méthode de composition originale procède du concret (matière sonore brute) vers l'abstrait (structures musicales) – d'où l'expression musique concrète. – à l'inverse de ce qui se passe pour les réalisations instrumentales qui, se fondant sur des concepts (abstraits), aboutissent à une exécution sonore (concrète). Par voie de conséquence, les œuvres concrètes demandent à l'auditeur un réel «déconditionnement» de l'oreille (habituée à des échelles de hauteurs, des relations harmoniques, des timbres instrumentaux, etc.) et une attitude d'écoute active fondée sur de nouveaux critères perceptifs. Musique dite concrète aussiparce que réalisée directement sur un support matériel sous forme d'un enregistrement, d'une «sono-fixation» (M. Chion), au même titre qu'une image visuelle sur une toile ou un film. François Bayle parlera d'images de sons.
Deux ans plus tard (1950) la musique électronique, qui fait appel à la synthèse du son, voyait le jour au studio de la W.D.R. (Radio d'Allemagne de l'Ouest) de Cologne. D'abord très antagonistes, l'école concrète et l'école électronique finirent par partager leurs sources et leurs techniques et furent globalement désignées par l'expression musique électroacoustique.
Depuis, sous ce vocable unique prolifèrent d'innombrables productions sonores sans grand rapport les unes avec les autres, hormis leur commun recours à l'électricité; il s'applique aussi bien à des musiques populaires (instruments électrifiés, synthétiseurs, «samplers»), aux spéculations des instituts de recherche (CCRMA, GRM, IRCAM, MIT,…) qu'à de multiples productions sur supports, mixtes, électro-instrumentales, interactives,etc. «Musique électroacoustique a pris en se répandant une extension très grande, au point de devenir un fourre-tout sans signification précise» écrivait Michel Chion en 1982 (Chion, 1982, p.9.). Finalement, cette expression ne nous en dit pas plus aujourd'hui sur ce que nous allons entendre que n'en dirait musique acoustique pour décrire l'ensemble du répertoire instrumental d'une même époque. C'est pourquoi il est apparu important à un groupe de compositeurs, héritiers de la musique concrète, de situer par un terme distinct [2] le genre dont ils se réclament et qui fait appel à une réflexion spécifique, une méthodologie, un corpus sonore illimité, une facture, une syntaxe et des moyens appropriés.
Un son détaché de sa source
Ce terme, c'est acousmatique .[3] Il désigne une pensée et un ensemble de gestes compositionnels, des conditions d'écoute/réalisation et des stratégies de projection dans l'espace. Son origine est fort ancienne puisqu'on l'attribue à Pythagore (VIème siècle avant JC) qui dispensait, dit-on, son enseignement – uniquement oral – dissimulé derrière une tenture afin que ses disciples puissent concentrer toute leur attention sur la teneur de son message. En 1955, l'écrivain Jérôme Peignot, lors des débuts de la musique concrète, reprend l'adjectif acousmatique pour qualifier un son que l'on entend sans en déceler les causes. En occultant derrière l'anonymat des haut-parleurs (moderne tenture de Pythagore) tout élément visuel (notamment la présence d'instrumentistes sur scène) auquel rattacher les phénomènes sonores perçus, l'acousmatique donne à entendre les sons pour eux-mêmes, sans rapport causal, et provoque chez l'auditeur un flot d'images mentales qui s'inscrivent dans sa psyché.
C'est en ce sens que, vers 1974, pour marquer la différence et éviter toute confusion avec les musiques électroacoustiques de scène ou d'instruments transformés (ondes Martenot, guitares électriques, synthétiseurs, systèmes audionumériques en temps réel...), François Bayle introduit l'expression musique acousmatique comme spécifique d'une musique d'images qui «se tourne, se développe en studio, se projette en salle, comme le cinéma», en temps différé.[4] «A l'usage, écrit-il, ce terme de prime abord sévère, à la fois critiqué et adopté, se trouve maintenant assoupli par une pratique usuelle parmi les communautés de compositeurs pour désigner quasi naturellement ce qui distingue entre toutes les techniques musicales actuelles celles-là mêmes qui relèvent proprement du support sonore, d'esthétiques aussi variées soient elles» (Bayle, 1993, p.18.).
Entendre un son sans voir les causes dont il provient nous arrive quotidiennement dans le monde contemporain. C'est ce qui se passe, entre autres, lorsque nous écoutons un disque, une émission radiophonique, ou lorsque nous communiquons par téléphone, etc. Nous faisons donc, comme le Monsieur Jourdain de Molière faisait de la prose, de l'acousmatique sans le savoir. Mais, dans ces deux cas, ce n'est pas le message qui est acousmatique, c'est la situation d'écoute de ce message. Mozart ne pensait assurément pas au disque en écrivant la symphonie que nous écoutons aujourd'hui sur notre chaîne stéréo, mais à une exécution publique par un orchestre. A la radio ou sur le disque, «(…) le locuteur, l'orchestre sont absents, mais ils existent ou ont manifestement existé lors de l'enregistrement, et cela seulement compte» (Bayle, 1993, p.51.). Pour être acousmatique, une composition électroacoustique doit donc avoir été conçue en vue d'une écoute elle même acousmatique, confirmant ainsi la primauté de l'oreille. C'est le cas des musiques fixées sur support. Cette distinction, pour fondamentale qu'elle soit, n'est pas toujours perçue clairement par l'auditeur néophyte.
L'expression musique (ou art )acousmatique s'applique donc à des œuvres pensées pour être écoutées sur haut-parleurs, soit à domicile par la radio ou le disque, soit au concert au moyen de dispositifs techniques (informatisés ou non) favorisant leur «mise en espace» tridimensionnelle. Précisons toutefois que le concert, bien qu'il permette la re-présentation idéale d'une pièce acousmatique, ne constitue pas une condition sine qua non de son existence; la qualité actuelle des supports commerciaux permet, en effet, comme le fait le livre, de disposer chez soi d'un vaste répertoire. Car, à l'inverse de ce qui se passe pour les enregistrements de musiques instrumentales, l'œuvre acousmatique sur CD est l'exacte réplique de l'original réalisé par le compositeur. Alors que le disque n'est souvent qu'une (bonne) réduction du concert instrumental, le concert acousmatique constitue un impressionnant agrandissement de l'œuvre composée sur support. Qui n'a pas vécu, dans l'obscurité, l'expérience de ces lointains infinis, de ces trajectoires et déferlements, de ces chuchotements soudains, si proches, de cette matière sonore en mouvement, en relief, en couleur, ne peut avoir une idée du spectacle invisible offert à l'oreille. Le son, impalpable, vole avec l'imaginaire. L'acousmatique, c'est l'art des représentations mentales suscitées par le son. [5]
Des images de son
Ce rappel des principaux traits de l'acousmatique serait incomplet si n'y figuraient pas deux notions désormais fondamentales, celle de fonction musicale et celle évoquée plus haut, que l'on doit à François Bayle, d'«image de son». Si le terme acousmatique semble être aujourd'hui entré dans l'usage pour désigner l'un des genres qui constituent l'ensemble des musiques électroacoustiques, il peut aussi, à un niveau descriptif plus élaboré, servir à discriminer des activités musicales qui ne sont pas du même ordre. Ainsi électroacoustique concernerait les moyens de production de ces musiques, c'est à dire leur fabrication, et acousmatique leur mode de perception, c'est à dire, par voie de conséquence, leur conception; «Électroacoustique et acousmatique, précise Bayle, se distinguent donc ou s'opposent comme registre de jeu et registre d'écoute, comme faire et entendre, bref, comme fonctions musicales. Extension du domaine instrumental, le potentiel "électroacoustique" fournit de nouvelles sources, de nouveaux modes d'énergie, de jeu, de gestes. Extension du champ perceptif, le registre "acousmatique" substitue à la fixité des sources la logique des images, auditives et mentales» (Bayle, 1993, p.54.). «L'image de son», ou «i-son», comme la nomme Bayle, c'est celle du son brut capté et fixé sur un support (équivalent du film pour l'image visuelle en mouvement), que l'on va pouvoir re-produire pour effectuer sur elle diverses interventions à l'aide des moyens électroacoustiques : «Une image, c'est d'abord de l'énergie modulée et dont on peut garder une trace, permanente ou modifiable. Car modifiable est l'image, par le fait qu'on en tient la trace…» [6]
L'école des «acousmates»
Exhumés par Peignot et Schaeffer, repris et enrichis par Bayle, décrits et commentés par Michel Chion, François Delalande ou Jean-Christophe Thomas, illustrés le plus souvent par des compositeurs français, le terme acousmatique et la notion qu'il recouvre sont, à l'origine, incontestablement made in France; ils se fondent sur les propositions phénoménologiques schaefferiennes, prolongent la musique concrète et sont représentatifs des positions esthétiques de compositeurs qui appartiennent au Groupe de Recherches Musicales de Paris (GRM) ou qui se situent dans sa mouvance. Pendant assez longtemps, l'acousmatique n'a guère débordé les frontières de son lieu de naissance mais depuis quelques années elle trouve des relais très actifs dans plusieurs autres pays.[7] Le Québec est l'un de ceux-ci.
En effet, il existe entre le style acousmatique québécois et la manière très caractéristique du GRM une filiation qui paraît évidente; cela se dit et cela s'entend. Ce style, très identifiable, s'est principalement développé en milieu francophone et on le considère d'ailleurs – avec sympathie ou de façon ironique, selon les points de vue – comme «très français». Il y a bien sûr des raisons historiques: une même langue et des liens privilégiés entre le Québec et la France ont favorisé les échanges culturels; les compositeurs francophones du Québec se sont intéressés assez tôt aux développements de la musique concrète, ne l'ont pas réduite, comme l'a fait leur voisin américain, à des musiques de dessins-animés et, plus tard, ont été attirés par les stages de formation dispensés à Paris. Ainsi, dès 1959, Gilles Tremblay reçoit l'enseignement de Pierre Schaeffer à l'ORTF (Office de Radiodiffusion Télévision Françaises), puis, dans la fin des années 60, ce sont Micheline Coulombe-Saint-Marcoux et Marcelle Deschênes qui suivent à Paris le stage du GRM, François Guérin celui de Jean-Etienne Marie en 75-77, tandis que Bernard Bonnier deviendra assistant de Pierre Henry et que Yves Daoust et Philippe Ménard iront chercher leur formation au Groupe de Musique Expérimentale de Bourges (GMEB). Devenus professeurs dans les universités et conservatoires de Montréal et de Québec, plusieurs de ces compositeurs ont alors transmis l'enseignement reçu auprès des groupes français; ils ont notamment éveillé l'intérêt de leurs étudiants et du public pour ces musiques dont le matériau constitutif est puisé à n'importe quelle source sonore, puisque «tout est bon qui fait du son», et sans référence aux notions musicales traditionnelles, mélodiques, métriques, harmoniques ou instrumentales. Mais ces professeurs-compositeurs n'ont pas pour autant tranché leurs liens avec la culture nord-américaine et il est probable que ce «bilinguisme musical», a contribué de façon profonde à modeler l'identité électroacoustique québécoise.
C'est sans doute pour l'ensemble de ces raisons qu'à mon arrivé à Montréal, en 1978, j'ai rencontré des compositeurs et des enseignants très informés des diverses orientations électroacoustiques françaises et curieux des perspectives esthétiques offertes par ce médium. Pour ma part, j'apportais d'Europe des œuvres récentes pour bande seule, une pratique de l'acousmatique fondée sur une réflexion théorique, et enfin, last but not least, de solides convictions personnelles en ce domaine. Celles-ci durent être contagieuses car on m'invita bientôt à prononcer quelques conférences sur ce thème à l'Université de Montréal et à présenter en concert des œuvres susceptibles de l'illustrer. Puis on me confia des cours de composition. La curiosité des étudiants et l'intérêt qu'ils portent depuis de nombreuses années à un enseignement fondé sur l'«écoute réduite» schaefférienne et sur les mécanismes de la perception [8] ont, semble-t-il, contribué à faire naître des vocations d'«acousmates». Cette approche compositionnelle, en effet, a probablement été déterminante pour certains d'entre eux et leur a permis, par la suite, d'asseoir leurs dons personnels sur une conscience claire des morphologies sonores et des structures inédites qu'ils manipulent. Ces quelques souvenirs personnels afin de préciser le rôle que l'on a bien voulu m'attribuer dans l'essor de l'électroacoustique au Québec, rôle que j'assume sans fausse modestie pour ce qui est de l'acousmatique puisqu'il a eu, je le crois, quelque influence, mais qu'il convient néanmoins de ramener à de justes proportions; car, outre les pionniers déjà cités, il existe dans ce pays, et notamment à Montréal, des représentants actifs de tendances électroacoustiques fort différentes (mixte, électro-instrumentale, interactive, environnementale, multimédia, etc. [9]). Je ne parlerai donc ici que du domaine qui est le mien, c'est à dire de la réalité d'une pensée acousmatique québécoise ainsi que de quelques aspects qui, selon moi, en font l'originalité.
Sources acoustiques et électroniques
Ainsi que je le disais, l'importance de la contribution actuelle du Québec à l'art acousmatique consiste davantage en une affirmation du genre qu'en une révolution. L'écriture des compositeurs montréalais ne conteste pas les règles en usage, elle ne tente ni de les évacuer ni de les subvertir, elle participe de la grande tradition schaefferienne et trouve ses modèles dans les œuvres-phares du répertoire. Mais la verve, la liberté d'invention et la générosité du langage ainsi qu'une «couleur» sui generis (dont il sera question) font la spécificité et la force du discours: en apportant un peu de l'oxygène des espaces vierges et l'énergie d'un enthousiasme encore intact, il se présente comme un authentique renouvellement.
Mais cet «esprit de Montréal», peut-on le définir en isolant ses principales composantes? Peut-on faire émerger les éléments constitutifs d'un style? Oui, sans doute, partiellement; et c'est l'expérience que je tente ici. Cependant, si ces éléments apparaissent pertinents pour identifier un «faire» propre à quelques compositeurs montréalais, ils échouent à révéler l'essence même qui donne aux œuvres leur prégnance. Et, à vrai dire, il n'est pas aisé de démêler ce qui, des factures innovatrices ou de l'application virtuose des méthodes traditionnelles, est le plus décisif.
Comme cela se passe dans la plupart des musiques acousmatiques, les matériologies obtenues à partir de sources acoustiques, héritage de la musique concrète, occupent une place privilégiée dans les œuvres québécoises, la quête de matériaux sonores demeurant, dans bien des cas, le geste préalable à toute composition. Les rapports de la prise de son avec la prise de vue au cinéma y sont particulièrement évidents et, d'ailleurs, les jeunes compositeurs d'ici n'hésitent pas à s'inspirer de cet art de leur époque, proche parent de l'acousmatique, comme on le sait. Saisis par le microphone, les sons peuvent parfois conserver leur intégrité originale – soit au sein d'un développement référentiel (comme dans les paysages sonores de Claude Schryer, de Daniel Leduc, etc.), soit dans des organisations abstraites (très typiques, par exemple, du talent d'un Gilles Gobeil [10] ou, parfois, d'un Jacques Tremblay) – ou subir des traitements en cascade qui bouleversent leur morphologie pour aboutir à de drastiques et troublantes métamorphoses. Dans cette alchimie du son capté, les outils informatiques, démultiplication des moyens analogiques, sont bien sûr d'une redoutable efficacité; ils permettent d'obtenir, à partir des «images de son» bayliennes fixées sur un support, des transmutations à proprement parler inouïes dont ne se prive aucun compositeur.[11] Mais les pionniers de l' electronic music aux États Unis, le canadien Hugh Le Caine et ses ingénieux appareils, Stockhausen et l'école électronique de Cologne ont également exercé, dès le début, une influence marquante sur la création électroacoustique au Québec et y ont laissé des traces profondes. L'expérimentation méthodique, volontiers technicienne et scientifique, appartient aussi – comme en réponse aux intuitions et à l'indétermination cagiennes – à la tradition nord-américaine. Aussi, la synthèse sonore, c'est à dire la création de sons générés par l'électricité à partir du contrôle précis de leurs paramètres acoustiques, a-t-elle toujours occupé une place importante en Amérique du Nord. Le Québec ne fait pas exception, mais ce sont surtout les anglophones [12] qui restent aujourd'hui les plus attachés à cette démarche et aux modalités de la musique électronique.[13] Les acousmates, pour leur part, ont tout naturellement négligé le caractère instrumental du synthétiseur (notamment le clavier tempéré) au profit de ses multiples ressources comme producteur polyvalent et anonyme de «spectromorphologies». Cette intégration du son électronique en tant que matériau constitutif d'une œuvre n'est pas en soi particulièrement caractéristique du Québec – on en trouve le principe dans presque toute la mouvance acousmatique – mais elle semble plus apparente dans la production québécoise (ainsi que dans certaines musiques de Suède, par exemple, ou du britannique Denis Smalley) que dans celle des autres pays. La raison de ce métissage paisible tient peut-être au fait que, contrairement à ce qui s'est passé en Europe, et notamment en France, «la querelle des Concrets et des Électroniques» n'a jamais eu lieu au Québec. Dans beaucoup de pays, les controverses fameuses qui ont opposé Paris et Cologne semblent avoir semé les germes perfides, quoi que très atténués aujourd'hui, de quelque méfiance atavique et réciproque. Mais pas chez les acousmates québécois qui n'ont développé aucune allergie historique aux sonorités électroniques et qui y trouvent leur miel, tout en évitant, grâce à l'exigence de l'«écoute réduite», les trop fréquentes banalités et la pauvreté du son «brut de synthétiseur». Cela concourt sans doute à donner à leurs musiques le son reconnaissable qui fait partie leur identité.
Multiplicité des sources, foisonnement des sons
Car, effectivement, on peut dire qu'il existe un «son québécois». L'importance accordée à l'invention morphologique et aux contrastes énergétiques, la clarté des plans, le souci du détail matériologique et le soin apporté aux nuances, constituent quelques uns des traits pertinents de la manière montréalaise : un son bien défini, transparent, chaleureux, souvent sensuel, organique. Christian Calon, Gilles Gobeil, Robert Normandeau, Mario Rodrigue, Stéphane Roy, compositeurs à l'oreille subtile, sont, parmi d'autres, tout à fait représentatifs de ces préoccupations. Bien que cette méticuleuse attention portée au matériel sonore soit à peu près unanimement considérée comme un point fort, on a parfois reproché au «beau son» de ces compositeurs une certaine complaisance, une tendance au maniérisme. Certes, ces musiques, dont la facture s'inscrit parfois dans le néo-baroquisme de notre époque, n'évitent pas toujours l'amoncellement des matériologies, la surcharge, l'ornementation. Mais il faut reconnaître qu'elles y excellent. Leur en faire le reproche, c'est ne pas tenir compte de la complexité structurelle qui s'incarne dans l'élégance ostensible de leurs sonorités. S'il n'est pas faux de dire que sous la séduction du son se cache parfois une grande indigence musicale, cette remarque, de toute évidence, ne s'applique pas aux réalisations qui ont fait le succès de «l'école de Montréal» où son et sens entretiennent des rapports étroits, comme en témoignent aisément les analyses. En revanche, il ne faut pas se dissimuler que c'est à la musique électroacoustique tout entière qu'une telle critique risque de s'adresser bientôt si l'amalgame entre ingénierie et composition persiste dans le milieu professionnel. Car la technologie audio-numérique, en permettant désormais à l'utilisateur le moins imaginatif de produire assez facilement des événements sonores d'une grande richesse, l'incite à se satisfaire d'effets décoratifs parfaitement insignifiants. La succession plus ou moins arbitraire de bizarreries acoustiques ne tient pas lieu de discours et ne garantit en aucun cas la cohérence d'un propos; dans ces sortes d'inventaires, trop souvent la forme et le sens font cruellement défaut. Or, c'est précisément l'un des aspects les plus convaincants de la réussite québécoise que d'avoir su éviter ce piège en conciliant l'hédonisme des signifiants sonores avec la rigueur des signifiés musicaux.
Le foisonnement des sons n'est d'ailleurs pas le seul signe de baroquisme («impureté postmoderniste»?) dans le discours acousmatique québécois. La propension au métissage avec d'autres genres musicaux (notamment populaires, rock, ethniques, etc.) et l'emploi de moyens et de formats empruntés à divers médias (clip publicitaire, «zapping», bande dessinée, téléphone, radio, Internet, etc.) en sont d'autres auxquels on peut ajouter l'attrait pour le «paysage sonore» et le son environnemental. Plus qu'en Europe, les musiques électroacoustiques du Québec se tournent vers l'«ici et le maintenant» et parlent au présent. Leur narrativité est souvent de l'ordre du récit et reflète volontiers le vécu. L'intrusion polymorphe de références au quotidien dans un contexte a priori intemporel, ajoute – même lorsqu'elle est codée – à certaines œuvres une «couleur du temps» spécifique qu'on trouve moins dans le modèle français. La raison en est peut-être que les québécois, comme tous les nord-américains, sont des enfants de la modernité, plus attentifs au bruit et à la culture de leur époque qu'aux échos d'un passé somme toute assez récent. Mais comme ils sont aussi, en raison de leur isolement linguistique, à l'écoute des rumeurs venues de la francophonie – et des «vieux pays» en général – l'hybridation dynamique de ces influences donne naissance à une variété acousmatique assez savoureuse.
Plus que du son: du sens
Mais au-delà de ces caractères et particularismes erratiques, dont il faut retenir davantage l'esprit que la lettre et qu'on aurait tort de généraliser, je crois que la notoriété de ces œuvres doit beaucoup plus à leur cohérence interne (adéquation entre propos, structures et matières), qui fait sens, et à la persuasion de leur message poétique qu'à des traits stylistiques nationaux qui leur seraient communs. Il faut se méfier du folklorisme pour expliciter des œuvres qui répondent à des préoccupations musicales universelles, font appel à des principes d'écriture utilisés partout et puisent à des sources générales les sons de presque tout le monde.
Ce n'est pas parce qu'elle a l'accent québécois que cette musique nous touche, mais parce que, très mystérieusement, un ensemble de conditions favorables à son épiphanie ont été réunies à un moment donné et dans une même ville.
Et cette ville c'est Montréal.
Montréal, Septembre 1995
Traduction anglaise par Ned Bouhalassa assisté de Kevin Austin
1. Ne pas confondre l'objet sonore (son perçu) avec l'objet matériel (source sonore ) qui le produit.
2. Comme d'autres le font, toutes tendances confondues, avec musique sérielle, minimaliste, spectrale, rock, country, etc.
3. Michel Chion, pour sa part, souhaiterait s'en tenir à l'appellation musique concrète, bien connue de tous. L'objection qui lui est souvent opposée est que la connotation historique associée à cette appellation la réduit à une expérience appartenant au passé. Bien que la «concrète» soit toujours aussi vivante dans sa forme actuelle, il est possible, en effet, qu'un renouvellement terminologique relance et enrichisse la réflexion.
4. Un «cinéma pour l'oreille», dit-on parfois (analogie à ne pas prendre au pied de la lettre).
5. Pour en savoir davantage, on pourra lire notamment, outre l'ouvrage de Bayle déjà cité : CHION, M. (1991), L'art des sons fixés ou la musique concrètement, Fontaine, France, Éditions Métamkine/Nota-Bene/Sono-Concept et Vous avez dit acousmatique? (1991), A. Vande Gorne (ed.), Ohain, Belgique, éditions Musiques et Recherches.
6. Quéau, P. cité par Bayle, F. Grandeur nature, musique des paysages et des êtres vivants - émission de radio, 1980.
7. Austria, Belgium, Colombia, England, Quebec, Scotland, Sweden, etc.
8. Mis en place par M. Deschênes, poursuivi par F. Guérin, systématisé par moi-même et, aujourd'hui, par R. Normandeau et S. Roy.
9. Représentées notamment par S. Arcuri, K. Austin, A. Belkin, Y. Daoust, J.F. Denis, M. Deschênes, P. Dostie, A. Lanza, C de Mestral, R. Minard, N. Parent, J. Piché, B. Pennycook, L. Radford, G. Ricard, D. Saindon, A. Thibault, etc. (liste non exhaustive).
10. La dernière œuvre de ce compositeur, Le vertige inconnu, illustre parfaitement une telle utilisation de matériel sonore brut détourné de son contexte et recyclé dans une structure d'un autre ordre.
11. Tels Ned Bouhalassa, Christian Calon, Marcelle Deschênes, Yves Daoust, Louis Dufort, Michel Frigon, Gilles Gobeil, Monique Jean, Daniel Leduc, Robert Normandeau, Jean Piché, Mario Rodrigue, Stéphane Roy, Martin Tétreault, Michel Tétreault, Jacques Tremblay, Marc Tremblay, Pascale Trudel ou Roxanne Turcotte.
12. Toutefois, des compositeurs francophones comme Jean-François Denis, Jean Piché, Alain Thibault, entre autres, utilisent principalement la synthèse sonore.
13. On trouve cependant de plus en plus d'œuvres acousmatiques chez les anglophones de Montréal, notamment ceux formés à l'Université Concordia par Kevin Austin, Ned Bouhalassa, Mark Corwin et Laurie Radford. Le cas de Randall Smith, anglophone de Toronto et compositeur acousmatique très doué, mérite aussi d'être signalé.
Bibliography
Dhomont, F. (1995), "Acousmatic Update", in I. Chuprun (ed.) Contact! 8.2 , Canadian Electroacoustic Community (CEC) Montréal. p.49-54.
Chion, M.,(1982), La musique électroacoustique, PUF, Paris.
Bayle, F. (1993), Musique acousmatique, propositions…positions, Buchet/Chastel–INA-GRM ed., Paris.
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