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Éditorial

Le dénominateur commun à tous les textes de ce numéro d’eContact! est l’exploration de matériaux, méthodes et manières qui questionnent, d’un point de vue conceptuel, les notions traditionnelles de création, présentation et représentation dans les pratiques artistiques centrées sur le son. Les auteurs réexaminent les paradigmes de l’électroacoustique, l’art sonore et les pratiques musicales numériques, mais exploitent également des sources originales et novatrices, qu’elles soient audibles, inaudibles ou même inentendables, comme matériaux artistiques.

Les fondements conceptuels des œuvres et des pratiques présentées dans ce numéro sont mis à l’avant-plan et dans certains cas supplantent, en importance, l’objet dans la création, la présentation et le discours sur l’œuvre, et même l’existence de l’œuvre. Dans une série de sculptures en cours, Ted Apel examine le rôle, et le repositionne même, de l’un des outils les plus caractéristiques de l’arsenal de musique numérique. Bien que ses « haut-parleurs incidents » ne produisent d’eux-mêmes aucun son, ils « dialoguent avec [les principes mêmes de] notre culture sonore et nos pratiques électroacoustiques. » Ces œuvres pour « haut-parleurs » interrogent les notions traditionnelles de production et représentation sonore en même temps qu’elles explorent des formes alternatives de présentation et repoussent les limites de l’art sonore au-delà de l’existence sonore.

En dépit du déplacement de l’attention du matériel vers l’abstrait, de l’objet à l’idée, même là où des aspects de l’œuvre ou de la performance sont absents, ou peut-être inaudibles, une personne peut toujours avoir une expérience esthétique significative d’une œuvre. Dans « The Sounding Beauty of Ideas », Alberto Bernal dit des œuvres d’artistes tels que Chopin, Jessie Marino et Peter Ablinger qu’elles « devraient nous amener à soupçonner que… quelque chose se situant au-delà du matériel contribue, de manière ostentatoire » à notre expérience esthétique, notamment dans notre capacité de reconnaître et percevoir la « beauté sonore des idées ». En effet, « notre perception peut être modifiée, lorsque nous passons de l’écoute du matériel à celle du contexte », même l’écoute de quelque chose qui « ne reste que comme souvenir ». La tendance à la « dématérialisation » dans la pratique artistique est perceptible dans les arts visuels dès les années 1960. Harald Schellinx, l’un des membres du duo hollandais the ookoi, témoigne bien du changement dans l’approche de l’œuvre d’art et de son identité, lorsqu’il dit du duo qu’il souhaite « non pas être the ookoi, mais plutôt une idée de the ookoi. »

Il faut toutefois préciser que la simple verbalisation d’une idée ne constitue pas en soi une expérience esthétique pour les auteurs. Dans de tels contextes, l’auditeur ou le spectateur doit jouer un rôle actif pour que l’idée soit réalisée ou que l’œuvre fasse l’objet d’une expérience, ou même qu’elle soit achevée. Comme Schellinx le soutient dans « Towards an Unhearable Music: Conceptualism in the ookoi’s art », ceci peut mener à proposer une interface ou un lieu déconstruit ou fragmentaire, comme pour leurs pistes Future Popp qui n’étaient accessibles qu’en visitant des sites européens individuels où une sélection limitée des pistes pouvait être entendue à l’aide d’une application personnalisée. Le spectateur est en quelque sorte promu au rang d’interprète.

La prolétarisation continue des sphères artistiques, au sens de pratiques émergentes anti-élitistes qui rejettent les structures fermées ou inaccessibles, peut être l’occasion de laisser le matériau « parler » de manière imprévue, mais peut aussi contribuer à renverser les hiérarchies qui périclitent lentement ou à abolir les frontières entre les rôles traditionnellement séparés des créateurs, interprètes et auditeurs. L’abolition de « la distinction entre l’amateur et l’artiste » agit comme une critique implicite de la division du travail enchâssée dans les protocoles au fondement de la plupart des pratiques artistiques actuelles. Dans son texte intitulé Philosophical analysis of Dick Raaymakers’ ‘Intona: Dodici manieri di far tacere un microfono, Raphaël Belfiore soutient que pour être vraiment libérés des contraintes de nos outils artistiques, nous devons les découvrir, les disséquer (au sens propre dans certains cas) et les démanteler ou les détruire. Il s’emploie à « établir et définir les critères nécessaires pour évaluer et juger » les œuvres telles que Intona, dans laquelle sont expérimentées « douze manières de faire taire un microphone ». La performance-laboratoire sur scène de Raaymakers devient un espace créatif de réflexion sur les pratiques existantes et le développement de nouvelles pratiques distinctes et critiques des pratiques dominantes :

Jouer contre les appareils n’est alors plus seulement un geste à caractère politique, mais également une manière de démontrer (et non seulement de verbaliser) leur « médialité », et ainsi en dévoiler le caractère illusoire.

On peut voir d’autres formes de dématérialisation à l’œuvre dans des pratiques créatrices orientées système qui adoptent des approches relationnelles plutôt que ségrégatives, en contraste avec les approches orientées objet plus traditionnelles, caractéristiques de la majorité des pratiques artistiques numériques sonores. Dans « Systèmes, écologie, son : une cartographie conceptuelle », Estelle Schorpp défend l’idée selon laquelle « le concept d’écosystèmes sonores comme stratégie conceptuelle, technique et esthétique » a un impact non seulement sur la nature de l’œuvre qui en résulte, mais aussi sur la perception que le public en a, et même sa relation à elle. Lorsque l’objectif artistique est la création d’écosystèmes réactifs plutôt que d’œuvres fixes qui ne peuvent être altérées, « l’attention n’est plus portée sur les qualités des parties individuelles, mais sur l’organisation de l’ensemble et des processus dynamiques d’interaction entre les parties constituantes. »

Comme c’est le cas pour les pratiques orientées système, de nombreux projets explorant la sonification comme moyen artistique prioriseront davantage les « manières » et les « raisons » du processus plutôt que l’« objet à produire ». En effet, le caractère communicationnel des techniques et méthodes de sonification est mis en relief par « le passage d’un phénomène invisible à nos sens [les données] à un phénomène perceptible par l’ouïe (le signal acoustique). » Simon Coovi-Sirois, Guillaume Boutard et Nicolas Bernier explorent « la réutilisation de données dans les pratiques artistiques de sonification » et discutent des relations collaboratives entre artistes et chercheurs qui ont mené à la création d’expériences artistiques rendant la science accessible au public. Ces collaborations et le partage de données recueillies par les chercheurs et utilisées par les artistes pour ces projets de création témoignent de préoccupations écologiques et communautaires inhérentes.

Nous sommes heureux de dévoiler les écrits d’une extrême rareté de Click Nilson, un compositeur d’avant-garde suédois aussi insaisissable que reclus. Cette collection de textes austères, rassemblés sous le titre « Con-ceptual » et longtemps tenus pour inexistants, poussent l’idée d’œuvre conceptuelle aux « limites mêmes de l’espace compositionnel » et dialoguent avec toute la gamme d’approches conceptuelles des pratiques artistiques sonores. Ces œuvres conceptuelles sont précédées d’une préface de Nuna Moosey.

L’entrevue de James O’Callaghan avec le compositeur et artiste sonore canadien Gordon Monahan plonge dans les méthodes conceptuelles de composition de Monahan, en mettant particulièrement l’accent sur son emploi de techniques de performance non conventionnelles pour le piano. Dans « Music from Nowhere », ils soulignent comment la remise en question des aspects performatifs de la musique électronique et instrumentale ont amené le compositeur à opérer un « changement radical » par rapport aux pratiques traditionnelles. Certes, ses expériences d’approches minimalistes et conceptuelles ont produit des œuvres caractérisées par une réduction superficielle des moyens — une simple note répétée au piano, des haut-parleurs balancés dans les airs par les interprètes, des instruments aratoires mis en résonance —, elles ont néanmoins contribué à réimaginer, mais aussi à repousser les limites de l’expression sonore et musicale.

Les diverses contributions à eContact! 21.2 mettent en valeur l’admirable richesse des approches conceptuelles que l’on retrouve dans les pratiques artistiques sonores actuelles. Les œuvres et les pratiques qu’elles présentent sont informées et formées non pas d’objets sonores ou de gestes musicaux comme matériaux sonores ou musicaux, mais plutôt du démantèlement des hiérarchies, de la redéfinition des rôles et de l’exploration des systèmes comme cadres conceptuels. Une constante dans cette collection éclectique : la dématérialisation de l’objet sonore. Ou comme l’écrit Estelle Schorpp : « le son n’est plus un objet, mais une manifestation d’interrelations dans le temps et l’espace. »

jef chippewa
12 juillet 2023

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