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Éditorial

Pour l’artiste électroacoustique d’aujourd’hui, la programmation et l’écriture de code ne sont aucunement des concepts étrangers. Toutefois, leur emploi comme instrument malléable en contexte de performance est un développement intéressant des deux dernières décennies. Aux côtés de la pratique du live coding, les ensembles et les orchestres de portables (LOrk) ont contribué de manière déterminante au renouvellement des pratiques de performance électroacoustique sur scène.

Hors du studio et sur la scène

Proposer l’ordinateur personnel ou portable, objet omniprésent s’il en est un, comme thème d’un périodique consacré aux pratiques électroacoustiques pourrait sembler étrange. Mais pour les artistes présentés dans le numéro 21.1 d’eContact! — le 80e numéro depuis sa création en 1998! 1[1. Paru initialement en mars 1998, la réédition du numéro inaugural d’eContact!, Femmes en électroacoustique 1, a été lancée le 8 mars 2022 et dédiée à Andra McCartney (1955–2019).] —, la programmation ou le codage n’est pas qu’un outil parmi d’autres pour la création de nouvelles œuvres électroacoustiques 2[2. La CEC emploie le terme « électroacoustique » dans une acception inclusive pour désigner les pratiques sonores utilisant des moyens électroniques, sans préférence stylistique, esthétique ou formelle.] (et parfois leur « fixation ») dans l’ordinateur-environnement; l’ordinateur portable est plutôt utilisé comme hôte et moyen au service de pratiques sonores créatrices dynamiques et éphémères qui privilégient le code-comme-interface (Scott Wilson) et la programmation-comme-instrument en contexte de performance.

Les pratiques de live coding et les ensembles ou orchestres d’ordinateurs ont vu le jour à travers le développement de diverses tendances parallèles et entremêlées depuis les années 1990. Les produits commerciaux conçus pour les pratiques créatrices axées sur le son ont gagné en complexité, en puissance et en accessibilité, mais semblent en avoir également encouragé une utilisation plutôt conventionnelle — ou à tout le moins en faciliter grandement un tel usage. Naturellement, plusieurs ont décrié la perte d’identité stylistique ou esthétique que cette évolution technologique offre virtuellement, et diverses alternatives logicielles et matérielles ont été développées en réaction, offrant à leurs utilisateurs des environnements plus flexibles et personnalisables et un contrôle plus intime sur les processus au cœur de leurs activités créatrices. 3[3. Max, Pd et SuperCollider, etc.] Le développement exponentiel de la puissance et des capacités des ordinateurs et systèmes d’exploitation a permis leur utilisation comme hôte de combinaisons toujours plus vastes et élaborées d’outils pour les pratiques de création en temps réel axées sur le son et, plus récemment, l’image et la vidéo. Et si la création électroacoustique en studio 4[4. Entendu ici au sens d’œuvre sur support fixe aussi bien que configuration numérique pour la performance optimisée pour permettre la production, en performance, d’un résultat qui soit chaque fois « juste » et possiblement le « même ». Que l’environnement « studio » soit un espace dédié spécialement conçu pour l’acoustique et bien équipé ou simplement un ordinateur avec logiciels et plug-ins n’a pas d’importance ici.] n’a pas encore atteint son apogée, nous observons tout de même depuis quelques décennies un désir sans cesse croissant, chez les artistes et le public, pour une expérience plus tactile et visuelle dans les pratiques de performances musicales électroacoustiques et électroniques. 5[5. Est exclue de la présente discussion la diffusion d’œuvres électroacoustiques (sur support fixe ou autres) à l’aide de systèmes de diffusion multicanale, aussi bien par les artistes les ayant créées que des artistes spécialisés dans la diffusion.]

La disponibilité croissante d’environnements plus puissants, flexibles, précis et accommodants a rendu possible la définition et le raffinement d’interfaces plus malléables et des systèmes plus sensibles offrant aux artistes une plus grande capacité pour la volonté et l’exploration artistique personnelle. Au cours des deux dernières décennies, les systèmes personnalisés et portatifs sont devenus la norme au point où il est possible de sortir l’ordinateur du studio et l’apporter sur scène où il a trouvé une nouvelle fonction en contexte de performance : l’ordinateur n’est plus seulement un outil ou un environnement de travail, il est maintenant l’instrument lui-même. Depuis le début des années 2000, une profusion de collaborations et de groupes ont contribué à développer une pratique de la performance en direct au moyen d’ordinateurs portables. Bien qu’ils peuvent sembler être parfois « les mêmes » de l’extérieur, les capacités et le rôle de chaque instrument peuvent varier grandement au sein d’un ensemble ou d’un orchestre d’ordinateurs, ce dernier type étant appelé fréquemment LOrk — un « coup de chapeau » au Princeton Laptop Orchestra, ou PLOrk. 6[6. Le PLOrk est aujourd’hui l’un des orchestres d’ordinateurs portables les plus connus, mais ce n’est pas le premier à avoir vu le jour.] Dans ces contextes de performance, les pratiques de live coding sont très répandues, bien qu’elles ne soient pas toujours présentes.

La nature du live coding favorise un contexte de performance malléable à l’infini, où les ajouts et les changements apportés en cours de performance ont un effet sur le « dénouement » de la pièce. Bien que les structures générales, les formes, les sons et les objets sonores, et même des blocs entièrement composés et des fichiers, peuvent être organisés avant une performance, la pratique du live coding trouve sa force dans la place qu’elle accorde à l’improvisation. La programmation peut servir à créer des sons, des figures et des textures à partir de rien, à déployer et manipuler la structure et la forme au moment même où elles sont créées. Elle ne demande qu’à être mise au service d’une performance en direct, éphémère, le code disparaissant au fil de sa propre évolution. Le code est tout à la fois exploration, prescription, notation, générateur de son, chef d’orchestre, exécutant et même auditeur réagissant à ce que lui-même et les autres produisent. Un tel cadre, dépourvu d’impératifs stylistiques, esthétiques ou formels, présente un grand potentiel pour le développement de pratiques de performance intrinsèquement expérimentales.

« C’est fantastique de se retrouver à nouveau dans un groupe » : ensembles et performances collaboratives

Les pratiques de live coding et les ensembles d’ordinateurs ont un caractère accueillant et accommodant et on en apprécie volontiers le potentiel pédagogique. Dans une discussion informelle (« Conversation with Three Canadian Live Coders: Muck in and find your own way to be part of it ») sur l’évolution du live coding et l’impact de ces développements sur leurs propres pratiques, les praticiens canadiens du live coding Scott Wilson, Norah Lorway et David Ogborn soulignent à quel point le niveau d’expérience des membres des ensembles d’ordinateurs varie grandement, mais que ceux-ci sont invités à « mettre la main à la pâte et trouver [leur] propre place ». L’expérimentation est fortement encouragée et la « très courte boucle de rétroaction » entre l’écriture du code et le résultat audible est un excellent outil pour apprendre rapidement à mettre en œuvre des décisions judicieuses dans un environnement artistique collaboratif. Que les ensembles et orchestres d’ordinateurs jouent des compositions existantes ou pratiquent le live coding, les contributions individuelles sont essentielles. Pour Kasper T. Toeplitz, dans bien des ensembles d’ordinateurs et en particulier dans son projet KERNEL, « l’identité des musiciens [façonne] le son et l’attitude musicale de l’ensemble », contrairement aux ensembles et orchestres traditionnels. L’émergence de l’ordinateur-comme-instrument a eu un impact remarquable sur « le processus de jouer » la musique électronique en concert. Mais plus important encore est son impact sur notre façon « de penser la musique », comme il le souligne dans « KERNEL : L’histoire d’un ensemble d’ordinateurs, projet de pensée électronique ».

En raison de la grande variété de parcours et de niveaux d’expérience des membres de grands ensembles, la gestion des contacts interpersonnels et de l’interaction sociale est aussi importante que les questions musicales, techniques et technologiques liées à la performance. Les travaux récents de Shelly Knotts portaient sur « l’improvisation collective en musique assistée par ordinateur et l’impact des facteurs technologiques et sociaux sur les interactions de groupe dans ces contextes ». Dans l’article « Negotiating Shared Live Coding Practices in SuperContinent, an Online Laptop Ensemble » qu’elle a cosigné avec Celeste Betancur, Abhinay Khoparzi, Melandri Laubscher, Mynah Marie, David Ogborn, Chiho Oka et Eldad Tsabary, nous voyons comment les membres s’efforcent de maintenir « l’équilibre entre contribuer, soutenir, prendre l’initiative, prendre du recul, écouter, être entendu, le leadership, la subordination, la collectivité, etc. ». Un projet collaboratif distribué en ligne comme SuperContinent pose bien des défis, mais pour Eldad Tsabary (et bien d’autres…), « c’est fantastique de se retrouver à nouveau dans un “groupe”. » Et comme ils sont nombreux les « groupes » d’ordinateurs à avoir vu le jour depuis le début des années 2000 (et même plus tôt), comme le démontre le répertoire d’ensembles et d’orchestres d’ordinateurs que Jamie Woollard et jef chippewa ont colligés dans « Directory of Canadian and International Laptop Ensembles and Orchestras Active 1995–2022 ». La diversité des intérêts et des supports qu’ont explorés ces groupes est si grande — live coding et cinéma en direct, téléphones intelligents et tablettes, instruments de percussion et jouets, capture d’image en direct, voitures… — que la concision des termes live coding, laptop ensemble et LOrk paraît dépassée. Comme avec d’autres catégories et appellations fourre-tout telles qu’improvisation, musique de chambre et musique d’orchestre, ces appellations nous informent bien peu sur la nature de ces pratiques; mieux vaut plonger et commencer à explorer leur travail!

Réflexion sur la capacité d’agir et l’interactivité

Nous admettons que dans les discussions présentées ici et dans la pratique, l’attention a été accordée en grande partie à la performance axée sur le son et la musique; toutefois, le live coding — ou peut-être même la majorité des pratiques informatiques créatrices contemporaines — est facilement adaptable à une gamme potentiellement illimitée de disciplines créatives. Peut-être pouvons-nous placer le live coding dans un champ plus vaste de créativité algorithmique capable d’offrir aux interprètes un rôle créatif et « une capacité d’action » dans le déroulement d’une œuvre d’une manière qui est la plupart du temps impossible dans les œuvres totalement composées — ou chorégraphiées. Sur ce point, les observations de Kate Sicchio présentées dans « Live Coding Choreography with Terpsicode: Enabling agency for the human interpreter » peuvent aussi bien s’appliquer à d’autres formes de créativité performative qu’à ses propres chorégraphies :

Le live coding devient une exploration de ce qui est possible, mais pas forcément une représentation de ce qui sera interprété, parce que le résultat est destiné à être dansé par un humain doté d’une capacité d’action dans l’œuvre lui permettant de prendre une décision finale sur le mouvement à créer.

Ainsi considérés, le live coding et les ensembles d’ordinateurs peuvent produire des combinaisons, des convergences et des transitions moins susceptibles de se produire de manière aussi naturelle dans des contextes plus traditionnels et prescriptifs où la « partition » et l’« œuvre » sont en grande partie déterminées à l’avance. De tels ensembles peuvent par exemple miser sur « le développement et la performance avec instruments numériques comme point de départ pour des pièces axées sur l’exploration intertextuelle et l’intégration de sons et d’objets-codes de différents genres et périodes historiques ». Dans « Soundscapes and Anachronisms in Music for Laptop Ensemble », Michael Lukaszuk aborde l’ensemble d’ordinateurs sous l’angle de ses capacités créatives de forger de « nouveaux cadres pour explorer les manières dont l’écoute, la spatialisation et les rapports intertextuels peuvent émerger de la composition électroacoustique et l’improvisation. »

Avec les progrès récents en informatique et l’intérêt en hausse pour l’apprentissage machine et la créativité computationnelle, un autre type de configurations de groupe est apparu, qui consiste en des agents logiciels capables d’interagir avec les programmeurs humains avec divers degrés d’autonomie. S’appuyant sur ses recherches précédentes qui « exploraient le rôle potentiel de l’agent virtuel pour faire contrepoids aux limitations du live coding humain », Anna Xambó Sedó explore ici, dans « Virtual Agents in Live Coding: A Review of past, present and future directions », la question des « agents virtuels dans le live coding » avec un examen des termes « virtualité », « capacité d’action » et « capacité d’action virtuelle ». Dans son « examen des directions antérieures, actuelles et futures » pour les pratiques de live coding, elle soutient que la collaboration entre les agents virtuels n’est pas seulement concevable et inévitable, mais nécessaire pour atteindre le stade de « liveness », que Steven Tanimoto qualifie de « stratégiquement prédictif », où les agents ont « la capacité d’agir de manière autonome » dans des contextes de live coding.

Multimédia, intermédia et environnements polysensoriels

Pour clore ce numéro, deux entrevues qui s’accordent merveilleusement avec l’éthique DIY, l’imprévisibilité de l’improvisation et l’exploration dans le domaine de l’apprentissage machine que l’on peut retrouver dans le travail de certains artistes du live coding, des ensembles d’ordinateurs et des LOrks. Travaillant avec l’interaction dès 1962, le peintre et artiste de lumière liquide Tony Martin employait des plaques de verre, des projecteurs, un prisme fissuré, des images, des ampoules électriques, de la fibre optique, des baguettes de verre éclairées et bien d’autres choses encore pour créer des peintures-dans-le-temps évolutives dans des lieux comme Electric Circus (New York). Dans une entrevue de 2008 avec Bob Gluck (« A Visual language of enormous and tiny, brilliant and slimy, dark and fuzzy »), il parle de ses collaborations avec Ramón Sender, Pauline Oliveros et Morton Subotnick au moment où il s’efforçait de mettre au point un « langage visuel ».

Avec deux œuvres employant du gravier et du béton comme matériaux artistiques et agissant comme des « machines sisyphéennes qui fonctionnent sans raison apparente », l’artiste visuel et sonore Adam Basanta observe le potentiel du microphone-comme-matériau à travers le prisme de son identité sociopolitique unique. Dans un entretien avec Michael Palumbo (« Kinetic mixed-media installations and an [almost] autonomous AI art factory »), il parle de ses installations multimédias qui sont des œuvres visuelles triées, organisées et affichées par l’écosystème computationnel qui les produit à l’aide de « trois systèmes entièrement aléatoires qui ne savent absolument rien les uns des autres. »

Dès que les systèmes informatiques, les logiciels et les interfaces ont été en mesure de soutenir cette pratique, la programmation sur-le-champ est apparue comme approche créatrice sonore et musicale — bien avant que le terme « live coding » ne s’établisse comme catégorie désignant ce type de pratique. Et alors que nous prenons la mesure des contributions de ce numéro d’eContact! sur les tendances passées, actuelles et futures dans les pratiques de live coding, d’ensembles d’ordinateurs et de LOrks, il est clair que, comme le suggère Anna Xambó Sedó, « nous ne sommes qu’au début d’une aventure technologiquement prometteuse et conceptuellement excitante. »

jef chippewa
22 mai 2022

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