eC!

Social top

Schizophonia vs. l'objet sonore

Le paysage sonore (soundscape) et la liberté artistique

Une version extraite et modifiée de l'essai en cours « La dissipation de la musique ».

Le concept du paysage sonore (soundscape) s'est développé durant les vingt dernières années. Plus précisément, c'est devenu un terme plus qu'un concept, puisque le paysage sonore (soundscape) comprend non seulement différents types d'oeuvres et de systèmes auditifs mais également des conceptions antagonistes du rapport entre l'art et la vie. Laissant de côté les uvres purement instrumentales qui sont présentées sous cette appellation, il s'agit dans la plupart des cas d'une préoccupation pour des environnements sonores réels. C'est justement la définition de cette préoccupation qui distingue les différentes conceptions du paysage sonore (soundscape).

« The Tuning of the World » [1] écrit par le compositeur canadien R. Murray Schafer est considéré par une grande partie du milieu comme la bible du paysage sonore (soundscape). Dans ce livre, Schafer révise plusieurs questions et idées en ce qui concerne la situation des environnements sonores réels dans notre monde actuel, et il présente une position esthétique et philosophique très claire par rapport à l'évaluation de cette situation, y incluant des suggestions sur ce que devrait être fait. Cette position a défini les directives de base de la pensée d'une école entière (que l'on pourrait appeler l'école schaferienne) gravitant autour de l'idée de l'écologie acoustique (d'abord dans la trame du World Soundscape Project dans les années soixante-dix, et plus récemment par le World Forum for Acoustic Ecology). L'essence des propositions schaferiennes peut, à mon avis, être réduite à deux points profondément associés:

(i) L'« accord » (Tuning) est fondamentalement un amortissement, comme si bruyant étaient en soi un mauvais état, et la reconnaissance d'une des caractéristiques exclusives du monde post-industriel (je pense que même Russolo était erroné sur cette dernière idée).

Un exemple récent de cette perspective est le « Manifesto for a Better Sound Environment » (Manifeste pour un meilleur environnement sonore) publié par l'académie suédoise royale de la musique [2], pour lequel je proposerai un titre plus approprié: « Manifeste contre les environnements sonores bruyants ». Schafer tente de justifier ses descriptions de la « mauvaise » condition de certains bruits ou environnements de bruits par des affirmations non-soutenables sans rapport, aussi puérile et stupéfiant, que par exemple, « ce bourdonnement dans la musique... est un narcotique anti-intellectuel » ou (en parlant des bruits de moteur) « En dépit de l'intensité de leur voix, le message transmis est répétitif et, finalement, ennuyant ». [3]. Le problème est que des aspects communicatifs ou de santé sont fusionnés et confondus avec le jugement esthétique. Il faut ici souligner le fait que beaucoup d'environnements sonores naturels sont tout à fait bruyants ­ des chutes d'eau, des bords de mers, certaines jungles tropicales ­ et un état sonore statique n'est pas tout à fait rare en nature (indépendant du caractère bruyant ou silencieux de l'environnement). Pour des gens nordiques comme M. Schafer ou le bureau de l'académie suédoise royale de la musique, beaucoup de villes méditerranéennes ou africaines seraient probablement incroyablement bruyantes, mais le regard sur l'environnement sonore n'est pas uniforme, et diminuer, simplement, le son pourrait également être mauvais. De manière plus importante, c'est une vue trompeuse et simpliste pour notre compréhension et notre appréciation des paysages sonores (soundscapes).

(ii) Le schizophonia peut être vu comme une négation de (ou au moins opposition à) la possibilité d'isoler les propriétés sonores d'un environnement pour ensuite les utiliser, seules, pour quelconque effort humain, telle la création artistique. L'idée de l'objet sonore développée par Pierre Schaeffer [4] récapitule l'accomplissement principal de la musique concrète: le concept du son enregistré en tant qu'une chose avec sa propre identité, indépendante de sa source, qui est possible seulement depuis le développement des moyens électromécaniques de la fixation et de la reproduction du son. Comme l'a noté Michel Chion [5], c'est ceci, et non pas l'utilisation des sons de l'environnement, qui définit l'idée de concret. Pour Schafer, cette distinction entre le bruit et sa source ­ qu'il appelle « schizophonia » ­ est une aberration de ce développement du vingtième siècle. Par conséquent, le schizophonia et l'objet sonore sont des perspectives antagonistes sur un même fait.

Récemment, cette confrontation entre les points de vue schaferien et schaefferien a été plus spécifique en ce qui a trait à la création musicale. Ainsi, Darren Copeland [6] a fortement critiqué la défense moderne de la musique concrète de « Art des sons fixes » (Chion, [5]) puisqu'il trouve qu'en électroacoustique l'approche abstraite provoquée par la séparation d'un son de sa source nous empêche d'expérimenter plusieurs mondes sonores. De même, Barry Truax [7] a interrogé également cette séparation, déclarant que la composition de paysages sonores est caractérisée d'une manière primordiale par un refus de séparer le son de leur source et de leur contexte, et aussi du fait que le but final est la réintégration de l'auditeur avec l'environnement dans un rapport écologique équilibré.

Je serai concis et clairement schaefferien ici: je suis professeur d'écologie depuis plus de quinze ans, j'enregistre et je compose avec les environnements sonores. Bien que je me rende tout à fait compte des rapports évidents entre toutes les propriétés d'un vrai environnement, je crois qu'une des caractéristiques fondamentales de l'état humain est de traiter artistiquement n'importe quel aspect(s) de cette réalité. Je crois que ce dont il est question ici est l'ampleur de la liberté artistique quant à d'autres aspects de notre compréhension de la réalité. Seule une raison documentaire ou communicative peut justifier la présence du rapport « cause-objet » dans l'utilisation des soundscapes. Par contre, cette raison ne peut être jamais issue d'un point de vue artistique ou musical. En fait, je suis convaincu que plus ce rapport est maintenu, moins musical devient l'uvre (cette idée vient de ma croyance que l'idée d'une musique absolue et celle de l'objet sonore sont parmi les développements les plus appropriés et révolutionnaires dans l'histoire de la musique). L'approche abstraite de « L'art des sons fixes » est justement une approche musicale et ­ en quelque sorte paradoxalement ­ opposée au caractère abstrait de la musique, c.-à-d., elle est une approche concrète . Celle-ci peut, évidemment, limiter la description de l'expérience des sons et de leurs sources, mais elle s'ouvre sur de nouveaux champs de création artistique; quant à moi, les sources sont largement plus fondamentales et appropriées à l'état humain que les sons. Une composition musicale, qu'elle soit basée ou non sur des soundscapes, doit être le résultat d'une libre action: elle doit accepter la possibilité d'une ou d'extractions d'éléments de la réalité et elle doit aussi permettre de se référer à soi-même, sans être soumis au but pragmatique tel une supposée réintégration injustifiée de l'auditeur avec son environnement.

Ce serait très utile et pertinent de comparer cette situation à celle de la création visuelle, où la liberté à traiter les séparations semblables des éléments de la réalité est non seulement évidente et répandue mais également bien développée au niveau artistique, bien plus qu'en musique. Quelle serait une critique équivalente à ce que, par exemple, Van Gogh a fait avec les paysages qu'il a vu? Schaferiens: svp, laissez-nous, les schaefferiens, avoir la liberté du peintre.

Traduction/translation: Jef Chippewa

(1) Schafer, R.M. 1980. The Tuning of the World. University of Pennsylvania Press, Philadelphia (paperback edition).

(2) Royal Swedish Academy of Music, 1996. Manifesto for a Better Sound Environment. Publié par le RSAM, Stockholm.

(3) Schafer, R.M. 1986. The Thinking Ear. Arcana Editions, Toronto.

(4) Schaeffer, P. 1966. Traité des objets Musicaux. Éditions du Seuil, Paris.

(5) Chion, M. 1991. L'Art des sons fixes. Editions Metamkine / Nota-Bene / Sono-Concept, Fontaine.

(6) Copeland, D. 1995. Cruising for a Fixing in this "Art of Fixed Sounds". Musicworks 61: 51-53.

(7) Truax, B. 1996. Sound and Sources in Powers of Two. Towards a Contemporary Myth. Contact! 9.2 (Communauté électroacoustique Canadienne): 48-55.

Social bottom