eC!

Social top

Éditorial

Le très prolifique artiste médiatique, compositeur et saxophoniste John Oswald était le conférencier principal pour la dixième édition du Toronto International Electroacoustic Symposium (TIES) qui s’intéressait particulièrement à la nature des espaces de performance et aux rôles des personnes participant à la présentation d’œuvres dans ces lieux.

L’édition 2016 du symposium s’est tenue du 10 au 13 août 2016 et était coprésentée par New Adventures in Sound Art (NAISA) et la Communauté électroacoustique canadienne (CEC) en collaboration avec le Centre de musique canadienne (CMC). En plus de la conférence de John Oswald, des compositeurs, interprètes et chercheurs du Canada et du monde entier ont partagé leurs travaux lors de cinq concerts, cinq conférences-récitals et sept séances de communications. Le symposium se tenant parallèlement à la 18e édition de Sound Travels, le festival d’art sonore annuel organisé par NAISA, deux concerts complétaient la programmation de la semaine.

Le symposium fut un grand succès grâce aux contributions et à la participation d’un certain nombre de personnes passionnées; aussi sommes-nous heureux de pouvoir partager une sélection de présentations de la cuvée 2016 de TIES avec vous dans ce numéro d’eContact!. En plus des articles présentés ici, nous vous invitons à consulter le site de la CEC pour la liste complète des activités et communications présentées à TIES 2016.

Conférencier principal

Renonçant au format classique de communication accompagnée de diapositives et de diagrammes, John Oswald a plutôt offert un récit, sympathiquement hors thème, explorant sa collection personnelle comptant plus de 1 200 albums. Amassé principalement entre 1964 et 1972, ce trésor de vinyles aura joué un rôle déterminant dans la chronologie personnelle de l’artiste. Sa collection comprend des disques de musique contemporaine instrumentale et électronique, pop et expérimentale, spoken word et bien plus encore. La grande variété de styles — d’artistes canadiens locaux, régionaux et internationaux, certains très connus, d’autres passablement obscurs — a marqué son propre développement musical. Comme le lecteur pourra le constater dans « Personal Long-Playing History of the LP », la grande diversité de sa collection personnelle témoigne bien du parcours de l’artiste aux facettes multiples qu’est Oswald. Ce texte donne le ton aux autres contributions de compositeurs et artistes sonores qui réfléchissent notamment aux rapports avec le public, la scène et la perception musicale.

Élargir la scène ou l’espace de performance

Une pléthore de pratiques et de développements ont offert de « nouveaux angles d’écoute » (Sannicandro) depuis le début du 19e siècle — écoute acousmatique des orchestres disposés dans des fosses, salles de concert à éclairage tamisé, performances voilées et, bien évidemment, l’évolution de la radio. Toutefois, bien des formats de présentation sont influencés moins par le caractère expérientiel d’une œuvre que les facteurs socioéconomiques liés à sa présentation. Des œuvres de nature principalement auditive sont ainsi présentées dans des contextes privilégiant la dimension visuelle de l’expérience plutôt que ses caractéristiques sonores. Nous réexaminons et nous élargissons ici non seulement la scène, mais le lieu même de la présentation d’œuvres sonores et nous remettons en question le statu quo concernant le contexte de présentation, notamment par l’art radiophonique (Sannicandro), le documentaire acousmatique (Campion/Côté) et les pratiques de performance assistée par Internet (Bargrizan).

Dans un texte portant sur les pratiques de l’art radiophonique et le problème de la scène (« Radiophonic Arts and the Problem of the Stage »), Joseph Sannicandro souligne le fait que bien des lieux de diffusion « sont toujours aux prises avec les contraintes de la tradition et du paradigme de la performance », lui-même en grande partie déterminé par l’espace réservé à la performance physique et la présence du public assis devant cet espace. Même la pratique de diffusion en direct de composition électronique sur support sans interprète continue de nos jours « à disposer son public en fonction de la scène ». À l’opposé, « l’œuvre radiophonique offre un paradigme… délaisser la scène » et remet en question « l’implication éthique et politique de la façon dont une œuvre oriente son public ».

L’idée d’offrir plusieurs formats de présentation d’un projet est venue tout naturellement à Guillaume Campion et Guillaume Côté alors qu’ils travaillaient à la composition d’Archipel. En tant qu’œuvre se situant entre l’acousmatique et le documentaire sonore, bien des heures d’entrevues enregistrées et de documentation liée à des lieux discutés dans le projet ont été exclues du format traditionnel de présentation de support fixe. « Le “documentaire acousmatique” et ses moyens de diffusion : un regard sur le “Projet Archipel” » décrit comment ils ont pu présenter davantage de contenus qu’ils jugeaient artistiquement et historiquement importants pour le développement de l’œuvre à l’aide d’un site Web et d’une application mobile.

Dans « Parallel Trajectories in Manfred Stahnke’s Internet Opera “Orpheus kristall” », Navid Bargrizan montre comment les outils du compositeur lui permettent de « produire une sorte d’hyperréalité qui renvoie au-delà des conditions narratives dramatiques et musicales traditionnelles ». Le caractère expérientiel de cette œuvre complexe à couches multiples est également souligné par la structure dramaturgique et la forme qui intègrent la diffusion vidéo en direct d’interprètes se trouvant à New York, Berkeley et Amsterdam, et que l’on peut ainsi voir sur des écrans pendant la performance sur scène à Munich du baryton et de l’orchestre. Bien que cet opéra de Stahnke demeure prisonnier du format traditionnel de la salle de concert, il réussit à élargir la scène au-delà de son existence tactile par l’incorporation de musiciens — et d’espaces — virtuels à l’espace physique de la performance.

Collaboration — repenser les rôles par rapport à la création et la scène

Là où les « nouveaux angles d’écoute » de Sannicandro concernent le rôle du public par rapport aux formes d’art audio, plusieurs approches collaboratives ont favorisé l’émergence de contextes qui contribuent à repenser non seulement la scène et la façon de l’occuper, mais aussi notre rapport à elle. Ces collaborations agissent comme dispositifs artistiques qui remettent en question le rôle des individus impliqués à différents stades du processus de création. Alors que les rôles de compositeur, interprète, concepteur sonore et ingénieur du son sont traditionnellement séparés dans le domaine de la production musicale, nous avons ici affaire à de nouveaux rapports de juxtaposition sous la forme d’une « relation de type musique mixte de chambre » entre une spatialiste du son et une musicienne (Dall’Ara-Majek et Toninato), d’un « dispositif théâtral » (Dodge) et d’une approche flexible de la « création avec un autre compositeur » (Hron).

Dans les performances du duo Jane/KIN, la saxophoniste se trouve sur scène, au milieu d’un orchestre de haut-parleurs. « Live Sound Spatialization and On-Stage Feedback Control: Cues for the development of interaction between acoustic and electronic musicians » décrit la boucle de feedback artistique et acoustique qui est déterminante dans le projet de Ana Dall’Ara-Majek et Ida Toninato. Plutôt que d’employer des sons générés par ordinateurs ou précomposés, la spatialiste projette « les sons produits en direct par la saxophoniste dans l’orchestre de haut-parleurs » et, en retour, « la saxophoniste mise sur les microphones et la position des haut-parleurs pour créer des phénomènes de feedback », adoptant ainsi un rôle beaucoup plus créatif et dynamique que de telles configurations accordent habituellement aux musiciens sur scène.

Le premier projet de Boca del Lupo auquel Carey Dodge a travaillé ne comportait pas seulement des pratiques théâtrales conventionnelles, mais également « de la vidéo en direct, de la musique en direct, l’utilisation de microphones, de sons enregistrés et de matériel de cascadeur ». La compagnie de production de théâtre de Vancouver a réalisé divers projets employant des pratiques scéniques traditionnelles aussi bien que des œuvres in situ exigeant que le public soit transporté vers un lieu de performance extérieur. Dodge a mis au point des outils pour ces créations uniques qui l’ont aidé à développer des techniques collaboratives d’intégration électroacoustique à la performance théâtrale, comme il l’explique dans « Integrating Electroacoustic Techniques into Theatrical Performance ». La flexibilité inhérente à son approche est en fait dérivée des besoins propres au contexte, « le théâtre [étant] en grande partie de nature collaborative et [nécessitant] un langage interdisciplinaire ».

Dans « Sharing the Studio to Create “Lepidoptera”: Collaboration and notation », Terri Hron explique qu’elle « flirtait avec la notion d’“interprète idiomatique” » dans le cadre d’un projet développé en collaboration avec Monty Adkins et où le compositeur et l’interprète sont intégrés au processus de création. Cette collaboration a produit un cycle de cinq pièces fixes pour flute à bec et électronique dont la forme peut cependant être élargie lors de performances en concert. D’une manière qui ressemble à l’exploration et la redéfinition de l’espace sonore du lieu de performance chez Jane/KIN, la collaboration entre Hron et Adkins leur a fait prendre conscience de l’existence, dans leur système, de trois espaces distincts mais interreliés, jouant chacun un rôle particulier dans la configuration : l’espace de l’instrument, du musicien et de l’orchestre de haut-parleurs.

Perception du timbre et décision compositionnelle

Si certains ont abordé notre rapport — notre perception — à l’espace de performance comme outil d’élargissement de l’expérience artistique, d’autres ont orienté leur recherche vers l’intérieur, vers les mécanismes de notre perception. La perception du timbre est abordée sous l’angle de la familiarité (Martin) et de la psychoacoustique (Connolly) comme moyen d’augmenter notre expérience et notre compréhension de ce que nous entendons dans les productions artistiques. À l’autre bout du spectre, nous pouvons considérer le processus de prise de décisions (Peuquet) chez l’artiste qui crée une nouvelle œuvre dont nous ferons l’expérience comme étant le principal facteur d’influence de tout ce que nous entendons.

Cela dit, nous pouvons reconnaître qu’indépendamment de la nature réelle des sons auxquels nous sommes exposés dans les œuvres artistiques individuelles, un mécanisme biologique influence fortement notre compréhension de ces sons. « Le degré d’efficacité et la perception d’une allusion timbrale dépend de façon inhérente de l’expérience et des connaissances de l’auditeur », nous dit Jon Martin dans un article intitulé « Allusion and Timbre: A Theory of implicit reference, emotion and familiarity bias in contemporary music ». Comme nous sommes toutefois conditionnés par l’évolution vers l’efficacité, « il y aura une préférence biologiquement déterminée pour un son ou un timbre familier ».

Pour évaluer et comprendre l’acte compositionnel, nous devons tenir compte non seulement des choix compositionnels, mais aussi des rejets, de tout ce qui a été exclu volontairement. En réponse au nombre sans cesse croissant de scénarios ou de méthodes qui s’offrent aux compositeurs de nos jours, Sean Peuquet propose un « outil mécanistique » comme moyen de « faire des choix en matière de choix » dans le processus de création. Bien que cela risque de créer une certaine distance entre le créateur et ce qui est créé, Peuquet déclare dans « Conditioning Compositional Choice: Theoretical imperatives and a selection algorithm using converging value sets » que « les impératifs qui gouvernent les choix artistiques sont d’une importance critique lorsqu’il s’agit de choisir les types de décisions musicales qui seront automatisées ».

Quoi qu’il en soit, cela ne nous aura pas empêchés de continuer à explorer de nouveaux moyens de percevoir les sons; peut-être la curiosité est-elle également un outil évolutif? L’« espace » que Brian Connolly explore au moyen « d’applications compositionnelles de la sensation binaurale de battement dans la modulation de timbre » n’est ni l’espace physique ni la scène virtuelle, mais plutôt la zone intime où l’auditeur perçoit ce qu’il entend — entre ses oreilles. Ses œuvres récentes explorent le mouvement intracrânien comme moyen d’ajouter « une dimension entièrement nouvelle à l’expérience auditive ». Dans « Compositional Applications for Binaural Beating in Timbre Modulation », il nous dit que l’exploration artistique du concept d’oreille-comme-instrument permet « aux auditeurs d’éprouver un niveau de conscience accru de leurs propres oreilles et de leur potentiel dans la performance musicale ».

Pour conclure

Au moment de publier ce numéro, les gens de NAISA, ces héros qui rendent possible la tenue de ce symposium annuel, viennent tout juste de présenter la 11e édition du TIES. La compositrice, artiste sonore et improvisatrice Chantal Dumas en était la conférencière principale. Des présentations tirées de TIES 2017 seront publiées dans un numéro ultérieur d’eContact!, mais en attendant, vous pouvez voir des photos de l’édition 2016 du Toronto International Electroacoustic Symposium. Nous espérons que vous apprécierez les articles tirés de TIES 2016 que nous publions dans le présent numéro.

jef chippewa
Berlin, 15 août 2017

Social bottom