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Abstraction et figuration dans ma musique… et autres considérations

Puisque j’ai l’honneur d’être invité à cet important Symposium en tant que Keynote Speaker, j’aimerais en profiter pour rappeler quelques idées qui me paraissent importantes sur l’état actuel et sur l’évolution de nos musiques.

Longtemps négligée, ou même discréditée, par certains musicologues, la production électroacoustique constitue aujourd’hui un chapitre à part entière de la musicologie. Des ouvrages proposant diverses grilles d’analyses sont publiés, de nombreux mémoires et thèses sur ce sujet voient le jour dans les universités et, désormais, un cursus de composition électroacoustique comprend assez systématiquement des cours et séminaires d’analyse.

Par ma propre expérience et pour avoir enseigné longtemps la composition à des électroacousticiens en herbe, je reste persuadé que ce genre musical n’obéit pas aux mêmes codes et ne fait pas appel aux mêmes gestes que ceux sur lesquels se fondent les autres musiques. L’électroacoustique constitue une mutation radicale par rapport aux musiques du passé. Elle exige donc, selon moi, une approche aussi radicale et, par voie de conséquence, des procédures et des moyens d’analyse en adéquation avec sa spécificité.

Cette originalité des musiques fondées sur le son « le plus général qui soit » — et singulièrement sur le son né de la technologie — concerne l’ensemble des productions électroacoustiques. Mais à l’intérieur de ce vaste corpus, bien des tendances existent aujourd’hui. Les techniques de studio, pour leur part, sont souvent les mêmes et leur terminologie est généralement comprise par les divers utilisateurs.

Francis Dhomont en 1975.
Francis Dhomont au Festival de Saint-Rémy-de-Provence (France), le 18 août 1975. Les débuts de la musique spatialisée — Concert au jardin. [Click image to enlarge]

Reste la question du signifié, c’est à dire du propos, du contenu. En quels termes le décrivons-nous? Comme l’exercice est difficile et soulève parfois les passions, les compositeurs ont tendance à faire l’impasse sur ces questions essentielles et à se réfugier dans l’examen minutieux des moyens techniques utilisés. C’est assurément là une méthode d’investigation moins risquée, parce que plus objective, mais qui demeure à la surface des œuvres, sans tenter d’en pénétrer le cœur. Bien sûr il existe des exceptions et j’espère qu’elles seront de plus en plus nombreuses.

Enfin, j’aimerais formuler le vœux que l’on prenne enfin le temps de l’approfondissement plutôt que de toujours fuir en avant en quête d’inédit.

Car il est sans doute temps maintenant que les compositeurs cessent de considérer l’expérimentation comme une fin en soi et de simples innovations audionumériques comme musicalement suffisantes. Il y a un temps pour mettre en doute et remplacer les anciens modèles et un temps pour prouver, par des œuvres fortes, la pertinence des nouveaux. Il ne faut pas craindre le classicisme, toute vraie nouveauté y aboutit un jour ou l’autre. Et c’est peut-être ainsi que sera amélioré, sinon résolu, le manque de fréquentation de nos concerts en donnant au public le temps d’assimiler un répertoire fondé sur des mécanismes devenus familier et sur des œuvres parlant une langue reconnue, intelligible.

Le défi pour un créateur de la génération informatique, c’est de repenser des signifiés immémoriaux, archétypiques, au moyen des signifiants renouvelés, puissants et parfois inexplorés des nouvelles technologies.

Pour cela il faut qu’il échappe à la fascination technologique : « la priorité accordée à la technique, écrit Bérénice Reynaud à propos de l’œuvre de Richard Foreman, est peut-être une manière de lutter contre l’angoisse générée par tout processus de création » (Reynaud, 1977, p. 61). Je crois effectivement que l’innovation perpétuelle peut constituer un refuge — ou un répit — face à l’inévitable appréhension de la page blanche.

Il faut donc se réapproprier ce « processus de création » dans un contexte qui a changé, comme l’explique François Bayle :

Le rôle des artistes de notre époque n’est plus d’être d’avant-garde, terme militaire. Le rôle des artistes est au contraire d’être des « résistants » […], de construire sur ce qui a été détruit, de faire marche arrière avec les machines pour retrouver la passion, la spiritualité. (Bayle, 2003, p. 32)

Cela ne signifie pas abandonner les machines, devenues d’irremplaçables auxiliaires de l’esprit; cela veut dire, au contraire, donner à l’esprit le temps d’investir les machines, de les incorporer, de les humaniser. Et c’est aux musiciens, aux compositeurs, qu’il revient de légitimer les nouveaux outils porteurs de nouveaux langages en leur demandant de produire du sens.

Mais venons-en maintenant à ma propre production, je vais tenter de donner quelques clés de lecture pour l’écoute de mes musiques et de résumer les conclusions auxquelles j’aboutis aujourd’hui.

En fait, après toutes ces années de composition une question s’est imposée à moi sous diverses formulations : mes œuvres répondent-elles à des projets distincts ou semblables? Qu’ont-elles de commun et de différent les unes des autres? Dans quelles catégories s’inscrivent-elles?

Pour répondre à cela, il fallait choisir un critère de comparaison; celui retenu, le plus prégnant pour moi, fut celui du sens : que contiennent mes œuvres, que tentent-elles de communiquer? Appartiennent-elles à un univers conceptuel ou figuré?

Ce sont ces questions sur le sens de mes oeuvres qu’exprime ici le titre de cette présentation.

Abstraction et figuration dans ma musique

J’ai longtemps considéré que ma production pouvait être divisée en deux grandes catégories : l’une que j’appelle abstraite et l’autre figurative. 1[1. Ce texte a été originellement écrit pour publication dans Komposition und Musikwissenschaft im Dialog VI (2004–2006), édité par Marcus Erbe et Christoph von Blumröder, Signale aus Köln : Beiträge zur Musik der Zeit (Vienne : Verlag der Apfel). Révision en août 2013 pour présentation lors de TES 2013 et pour sa publication dans eContact! 16.3.]

Ce que j’entends par œuvres abstraites, ce sont celles qui n’ont pas d’autre objet que la musique elle même, qui ne s’attachent qu’à des critères sonores. Par exemple le déploiement d’un élément rythmique, des variations de masse, d’intensité, de matière, de couleur sonore, le développement d’une forme, ou encore une étude sur l’occupation de l’espace, etc. Elles ne renvoient à aucune représentation autre que musicale, à aucune métaphore.

En regard de cette catégorie, ce que j’appelle œuvres figuratives, ce sont celles qui illustrent ou évoquent un thème poétique, philosophique, psychanalytique ou autre et qui, à ce titre, peuvent donc être considérées comme diégétiques. Ces œuvres font allusion à des concepts extra musicaux ou s’en inspirent.

Les termes abstraction et figuration font évidemment référence à ceux en usage pour les arts plastiques où l’on rencontre souvent ce type d’opposition entre la représentation d’un modèle et sa disparition.

Certes, ces deux catégories existent dans ma production, mais elles se sont révélées d’importance très inégale; en effet, alors que je les supposais équivalentes, l’examen de l’ensemble de mes œuvres confirme la prépondérance d’œuvres issues de divers concepts ainsi que d’œuvres à thèmes — « dites aussi à programme », expression que je n’aime pas —, comportant ou non des textes.

Or, si je me réfère à mon parcours musical, ce constat répond fidèlement à la logique du projet que j’avais de composer des œuvres électroacoustiques chargées d’un contenu dramatique, lorsque, dans les années 60, j’ai abandonné la composition instrumentale pour m’engager dans une autre direction musicale.

À cette époque, en effet, je me suis éloigné de l’écriture traditionnelle et suis retourné vers la composition électroacoustique que j’avais découverte intuitivement à la fin des années 1940 grâce à l’enregistrement sonore — expérience fortuite, faite avec un primitif magnétophone « à fil » Webster, mais décisive pour mon engagement de compositeur. Dès ces premiers essais, je crois avoir pressenti la profusion de matériel et la liberté qu’offre le « son fixé » (Chion); plus tard, il m’a permis, beaucoup plus fidèlement que les instruments, de traduire les thématiques qui me préoccupaient. En effet, l’univers polymorphe de l’électroacoustique — singulièrement la modalité acousmatique — ouvre un champ créatif presque infini en permettant de faire appel à la totalité des phénomènes sonores qui s’offrent à notre ouïe. Il ne se limite pas à des instruments définis, à des timbres répertoriés, à des modèles codés, mais use d’un vocabulaire expressif beaucoup plus varié et à peu près inépuisable. Cette flexibilité le rend particulièrement apte à investir des domaines sonores diversifiés et souvent extérieurs à la tradition musicale.

En ce sens, la fixation du son sur un support s’apparente davantage à l’art cinématographique qu’à la musique instrumentale et ainsi, les musiques électroacoustiques oscillent-elles entre l’abstraction et la figuration telles que je viens de les définir.

Francis Dhomont en 1981
Francis Dhomont lors de la composition de Citadelle intérieure (6e section de Sous le regard d’un soleil noir) au Studio 116C du GRM à Paris (France), en 1981. Photo © Patrice Bouqueniaux. [Click image to enlarge]

Mon projet d’œuvres dramatiques était encore un peu flou à cette époque mais clair cependant dans ses grandes lignes : je pensais à des opéras électroacoustiques, mais des opéras sans chanteurs, sans instruments, sans apport visuel et libérés des conventions propres à l’art lyrique. Mais demeurant lyrique, néanmoins, non par la forme convenue ou le rituel, mais par la charge expressive des thèmes développés; lyrique aussi au sens poétique d’une « musique qui chante » par elle-même et non d’une « musique chantée » : inventer des incantations sonores.

Ce projet révélait mon désir de remplacer des objectifs purement musicaux par des projets ouverts sur d’autres champs créatifs, dont le support sonore demeurait néanmoins le véhicule privilégié. Les techniques d’écriture électroacoustiques me parurent les plus appropriées pour répondre à ces besoins expressifs. Elles me permettaient de manier la matière sonore à la façon d’un artiste plastique, d’un cinéaste ou d’un poète.

Cependant, trop occupé sans doute à m’approprier un langage nouveau, j’ai perdu de vue quelque temps ma motivation première, bien que certaines œuvres anciennes témoignent déjà de mon intérêt pour une sorte d’expressionnisme abstrait. Et ce n’est véritablement qu’avec la composition de Sous le regard d’un soleil noir — dont je parlerai bientôt — que j’ai renoué avec elle et atteint le but primitivement visé.

De cela, je n’ai pris conscience qu’assez récemment. Et c’est alors que j’ai constaté la prédominance dans mon travail de thématiques qui reflètent d’autres préoccupations que celles de la musique pure. Ce constat donne une idée assez exacte de l’esprit général dans lequel se situe une importante partie de ma production.

Afin d’illustrer ces hypothèses, je vais vous présenter quelques œuvres en tentant de les situer par rapport aux notions d’abstraction et de figuration. Nous pourrons alors constater que les musiques véritablement abstraites sont finalement assez rares, car une intention autre que musicale les sous-tend très souvent.

Certains cas sont clairement identifiables, mais d’autres, plus composites, appartiennent aux deux catégories dans des proportions très variables.

Une musique que je considère comme purement abstraite est En cuerdas2[2. Dans sa version mixte, l’œuvre porte un titre différent : Sol y sombra… l’espace des spectres.] Il s’agit d’une œuvre acousmatique, donc entièrement électroacoustique, mais qui a été commandée par le guitariste Arturo Parra et qui a donné naissance à un pièce mixte pour guitare et bande. Il y a donc deux versions de cette pièce : une version purement acousmatique (Audio 1) et une version mixte pour laquelle la partie de l’instrument a été composée par Arturo Parra à partir de la version acousmatique.

Il est clair pour moi que cette pièce est tout à fait abstraite; elle n’a pas d’autre intention que celle de jouer avec des paramètres musicaux. On y retrouve bien le timbre de la guitare. Mais ces morphologies instrumentales sont souvent traitées avec des moyens électroniques et informatiques qui permettent d’obtenir une espèce d’agrandissement et des métamorphoses du son de la guitare. Ici, mon propos n’était autre que d’explorer des potentialités sonores offertes par un instrument donné. D’ailleurs le titre, En cuerdas (Dans les cordes), nous avertit que la pièce va se développer à l’intérieur du champ sonore d’une famille d’instruments bien définie. Et l’œuvre mixte qui introduit le jeu en direct du guitariste confirme clairement ce choix.

Audio 1 (2:10). Extrait (6:00–8:10) de l’œuvre En cuerdas (1998) par Francis Dhomont. Toutes les œuvres mentionné ici sont disponibles sur empreintes DIGITALes.

L’exemple suivant est tiré du second des quatre mouvements de mon Cycle du son. Cette longue œuvre est une célébration du phénomène sonore sous ses formes diverses et de l’un de ses aboutissements fameux : la musique concrète.

Le second mouvement de ce Cycle a pour titre AvatArSon; c’est un jeu de mots qui associe l’idée d’avatars du son, c’est à dire de ses nombreuses métamorphoses possibles, à celle de l’art du son qu’est la composition acousmatique. En outre, cela établit un lien avec Novars (moderne Ars Nova), un autre mouvement de ce Cycle du son qui a servi de pivot fondateur à l’ensemble.

Toute l’œuvre constitue une évocation de la musique concrète depuis ses origines jusqu’à l’époque actuelle, elle atteste sa pérennité et rend hommage à son inventeur, Pierre Schaeffer.

Elle lui emprunte donc quelques sons et les développe, mais introduit aussi dans AvatArSon des citations très brèves et caractéristiques de nombreux autres compositeurs électroacoustiques, en hommage aux pionniers de cette musique et à leurs successeurs. Ces évocations historiques sont incrustées dans un tissu sonore qui reste très fidèle à la pensée et à l’écriture morphologiques de la musique concrète mais dont les outils technologiques modernes ont évidemment modifié la couleur.

Au début d’AvatArsSon, on reconnaîtra des allusions au premier mouvement de l’Étude aux objets de Schaeffer et aux Variations pour une porte et un soupir de Pierre Henry (Audio 2).

Audio 2 (1:47). Extrait du début de AvatArsSon — Fondation, deuxième mouvement de Cycle du son (1989–98) par Francis Dhomont.

Ici, une question se pose : faut-il considérer cette œuvre comme abstraite ou figurative? Dans un premier temps, je pense qu’elle est abstraite puisque son contenu est essentiellement musical et qu’elle semble ne faire référence à rien d’autre. Mais à y regarder de plus près, c’est quand même une œuvre qui comporte un concept liminaire : l’hommage à une époque et à des créateurs, une métaphore et un raccourci de quelques étapes de l’odyssée du son et de sa mise en œuvre. Les citations musicales ont assurément un contenu référentiel et parfois même anecdotique, elles introduisent notamment un moment de l’histoire de la musique dans cette musique, ce qui en altère le caractère abstrait. Peut-être faut-il alors dire que nous avons affaire à un hybride. Ce cas limite m’a conduit à revoir la taxinomie de mes œuvres et à convenir qu’elles étaient majoritairement influencées par des visées extra musicales.

Francis Dhomont
Francis Dhomont répétant Un autre Printemps pour un concert GRM au Festival de Radio-France et Montpellier. Salle Pasteur du Corum Montpellier (France), le 24 juillet 2007. Photo © Luc Jennepin. [Click image to enlarge]

Autre exemple : Les moirures du temps. Moirure : « Écrasement irrégulier du grain, parties mates et parties brillantes, aspect ondé, changeant, chatoyant. Reflets ». Comme l’œil perçoit les jeux instables de la lumière sur les différentes matières et textures d’une même couleur, l’oreille saisit les chatoiements et miroitements que d’infimes variations produisent sur des sons de même nature. Terme emprunté à nos perceptions visuelles dont les analogies auditives s’imposent; ici la modification de l’espace devient altération du temps.

Voici donc une œuvre qui semble appartenir à la catégorie des musiques abstraites, elle correspond vraiment à un travail sur la matière sonore, sur la couleur du son, sur ses changements de texture. Bref, une écriture essentiellement tournée vers l’organisation musicale des sons (Audio 3). Les matériologies utilisées sont de deux types : percussions métalliques et matières électroniques foisonnantes. Et pourtant, deux rapides images réalistes apparaîtront plusieurs fois au cours de cette pièce, deux symboles de l’écoulement temporel : la fuite d’un train vers le lointain et le bruit d’un pas qui traverse l’espace latéral de l’écoute. Ce qui révèle que, même à l’intérieur de mes réalisations les moins référentielles, subsiste souvent la tentation d’introduire des pistes sémantiques. En outre, l’analogie avec le phénomène visuel de la moirure, induite par le titre, contredit le caractère purement abstrait de la musique.

Audio 3 (2:15). Extrait (7:28–9:40) de Les moirures du temps (1999–2000) par Francis Dhomont.

Les trois exemples qui vont suivre sont, à l’opposé des précédents, tout à fait représentatifs de la catégorie figurative.

Le premier provient de Signé Dionysos, un paysage sonore fictif, c’est à dire imaginé et construit à partir d’éléments sonores anecdotiques préenregistrés ou conçus en studio.

Les deux autres exemples appartiennent à des œuvres à thème, explicitement narratives et dont l’argument générateur est emprunté à des psychanalystes. Il s’agit de deux longues fresques durant chacune près d’une heure, divisées en de nombreuses sections et faisant appel à des textes.

La plus ancienne est Sous le regard d’un soleil noir, la plus récente Forêt profonde. Toutes deux font partie de mon Cycle des profondeurs, titre qui fait référence à la psychanalyse souvent nommée aussi « psychologie des profondeurs ». Je poursuis actuellement la composition du troisième volet de ce Cycle; il est consacré à Kafka et intitulé Le cri du Choucas3[3. L’œuvre a étée completée en 2014.]

Mais revenons à Signé Dionysos. Cette pièce représente un cas très exceptionnel dans ma production, une composition à la fois descriptive et humoristique, qui obéit à un scénario burlesque puisqu’il met en scène, sous la forme d’un opéra imaginaire, des promeneurs, des oiseaux, des insectes, et surtout le chant — réel ou inventé — de grenouilles provençales dans un paysage nocturne (Audio 4). Cette fantaisie, résolument bouffonne, m’avait été commandée par Jean-Étienne Marie pour les Manca de Nice en 1986. Dès le début, on comprend que c’est une musique qui raconte quelque chose, qu’il y a une histoire sous-jacente aux êtres sonores qui se manifestent, que ces images fugitives connotent un récit. Il s’agit d’abord d’un paysage sonore, genre électroacoustique bien connu, mais c’est aussi, à cause du déroulement narratif, un peu plus que cela.

Audio 4 (3:44). Extrait (3:50–7:34) de Signé Dionysos (1986–91) par Francis Dhomont.

Avec Sous le regard d’un soleil noir, nous voici maintenant au cœur de la problématique dramaturgique qui représente, je le crois, le plus fidèlement mes intentions de compositeur. Il est temps d’en parler.

Sous le regard d’un soleil noir est la première œuvre qui s’engage résolument dans la voie que j’avais pressentie au moment où j’ai délaissé la composition instrumentale : de pseudo opéras, des « opéracousmatiques ».

Le thème que développe Sous le regard d’un soleil noir est sévère, c’est celui de la schizophrénie. Il s’inspire des travaux d’un psychiatre et psychanalyste anglais, Ronald D. Laing, et utilise plusieurs de ses textes consacrés à cette bouleversante pathologie, notamment The Divided Self (Le Moi divisé). Il apparaît donc clairement, dans Sous le regard d’un soleil noir, qu’il existe une intention fondatrice préalable à l’élaboration de la musique qui prend appui sur une réflexion étrangère au musical. Ce n’est donc pas de la musique pure mais ce n’en est pas moins une pensée exprimée par la musique. Reprenant une expression de Michel Chion, j’ai défini cette œuvre comme un « mélodrame acousmatique ». Écoutons le début de la troisième section, Arrête! Arrête! Elle me tue (Audio 5).

Audio 5 (2:54). Extrait du début de Arrête! Arrête! Elle me tue, troisième section de Sous le regard d’un soleil noir (1979–81) par Francis Dhomont.

Peu de temps après la composition de Sous le regard d’un soleil noir, j’ai entrepris une réflexion de plusieurs années sur l’essai de Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (The uses of enchantement), qui a donné lieu en 1994 à une œuvre inspirée à nouveau par une lecture psychanalytique, Forêt profonde. Ce nouveau « mélodrame acousmatique » en 13 sections a connu 3 versions successives dont la dernière, définitive, date de 1996.

Francis Dhomont en répétition
Francis Dhomont lors d’un concert-portrait présenté à Weimar (Allemagne) par Robin Minard à la Hochschule für Musik Franz Liszt, le 12 juillet 2013. Image © Ludger Hennig. [Click image to enlarge]

J’aimerais apporter quelques précisions sur le propos de cette section, car il expose et synthétise la thématique générale de l’œuvre. Ici, le récitant dit un texte de Bettelheim qui compare l’inconscient humain à une forêt profonde dans laquelle notre esprit s’égare souvent et prend peur, analogie que Dante avait déjà suggérée au tout début de la Divine comédie. Le titre de la section, Nel mezzo del cammin di nostra vita, est d’ailleurs emprunté au célèbre texte de Dante dont quelques phrases figurent aussi dans ce mouvement. Cette impénétrabilité de notre inconscient, symbolisée par la profondeur de la forêt, est un aspect fondamental de l’œuvre : elle en est le sujet même.

Les éléments musicaux qui accompagnent le texte évoquent la végétation proliférante d’une forêt épaisse, aussi inextricable que le labyrinthe de notre psyché, dans laquelle on avance avec difficulté, comme la Blanche-neige du conte lorsqu’elle essaie de fuir dans la forêt et qu’elle est retenue par les branchages qui s’accrochent comme des doigts à ses vêtements (Audio 6). La musique a une fonction évocatrice : en s’efforçant d’être en rapport avec l’idée exprimée par le texte, elle est tout à fait figurative.

Audio 6 (2:20). Extrait (4:21–6:42) de Il cammin di nostra vita, quatrième section de Forêt profonde (1996) de Francis Dhomont.

Tous ces exemples confirment de façon explicite, comme dans Forêt profonde, ou implicite, comme dans beaucoup d’œuvres qui ne comportent pas de texte, qu’à l’exception de pièces peu nombreuses — Syntagmes, Phonurgie, En cuerdas, Here and There, Machin de machine, etc. — ma musique est généralement l’écho d’une autre pensée, d’un concept étranger à la musique. C’est pourquoi j’en suis venu à considérer, en raison de sa nature hétérogène et des images mentales qu’elle tend à susciter, que ma production appartient à un autre domaine que celui de la « musique pure » — ce qui est le cas, aujourd’hui, de beaucoup d’œuvres sur support.

Aussi, bien que son langage soit assurément celui de la musique, je préfère souvent présenter mon travail comme de l’« art acousmatique » 4[4. Expression introduite par Denis Dufour que j'ai souvent reprise dans mes interventions.], le terme art désignant une discipline pluraliste et un champ beaucoup plus ouvert que celui de musique auquel restent attachées de trop nombreuses connotations esthétiques et historiques. Varèse déjà, en réponse à la question « Mais est-ce de la musique? » qu’on lui posait souvent, préférait parler de « son organisé pour piste sonore ». Pour ma part, je tente simplement de réunir, au moyen d’une syntaxe cohérente appliquée à des matériaux sonores, les aspects pluriels de mes attirances artistiques.

Bibliographie

Reynaud, Bérénice. 1977. Petite introduction à l’œuvre de Richard Foreman. Musique en jeu No. 29. Paris : Éditions du Seuil.

Bayle, François. 2003. L’image de sons / Klangbilder : Technique de mon écoute / Technik meines Hörens. Édité par Imke Misch et Christoph von Blumröder. Münster, Allemagne : LIT Verlag.

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