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Éléments pour une syntaxe

« Éléments pour une syntaxe » a été publié dans la revue Ars Sonora Nº1, 1995, Paris, Ars Sonora/CDMC, pp. 45–51. Il est reproduit dans eContact! 11.2 avec la permission de l'éditeur.

Les quelques critiques et musicologues qui prennent la peine de se pencher sur la production électroacoustique, ce qui est tout à leur honneur, lui font parfois le reproche de ne pas se fonder, à l’instar des musiques instrumentales, sur une syntaxe clairement définie. C’est oublier que l’œuvre d’art précède toujours sa formalisation et qu’il a fallu plusieurs siècles aux diverses théories de la musique occidentale pour converger vers les règles communément admises aujourd’hui. Rappelons, par exemple, que les usages proposés par Guido d’Arezzo, généralement considérés comme fondateurs de notre notation moderne, n’apparaissent que vers le premier quart du 11ème siècle, que la tonalité est l’aboutissement d’une très longue tradition modale et que les principes de l’écriture dodécaphonique ne seront formulés qu’un bon demi-siècle après le début de l’effritement de la tonalité.

Faire à l’électroacoustique le procès de n’être validée par aucun code prescriptif, c’est donc mettre la charrue avant les bœufs et refuser la leçon de l’histoire. C’est aussi ignorer que, parallèlement à la réalisation des œuvres, la réflexion théorique a été entreprise par Pierre Schaeffer dès les premières découvertes concrètes, (1) s’est toujours poursuivie et parait aujourd’hui particulièrement active. Ainsi, le texte qu’on va lire tente-t-il de répondre à une question posée, au cours d’un récent séminaire de recherche de l’INA-GRM, à des compositeurs : « En quels termes pensez-vous votre musique ? » (2)

Questionnement fondamental, en effet, pour tout compositeur électroacoustique que celui d’un « système », pris dans le sens qu’en donne Fred Lerdhal (1985, 104–105) [3] : « Par “système compositionnel”, j’entends non pas un algorithme pour générer la musique — c’est un autre sujet — mais un ensemble de procédures pour travailler ». Cette précision afin d’éviter la connotation scientiste souvent associée au terme système.

Certes, il ne fait guère de doute que chacun de nous obéit, selon son niveau de conscience, à des règles de composition explicites ou implicites. En ce qui me concerne, pour avoir, dans ma jeunesse sérialiste (1945–55) consacré beaucoup (trop) de temps à échafauder de prometteurs — mais finalement stériles — systèmes se réclamant des vertus intrinsèques prêtées aux nombres, très en vogue à l’époque, je suis devenu quelque peu allergique à ces méthodes « en kit ». C’est donc avec soulagement que, dans les années 60, je suis retourné à l’attitude expérimentale découverte lors de mes premières tentatives « concrètes » de 1947–50.

Les garanties offertes par des combinatoires et des partitions-rébus coupées de toute réalité perceptive (on a pu soutenir alors que la musique était faite pour être lue) auxquelles j’ai sacrifié, avec toute ma génération, m’apparaissent aujourd’hui, en dépit de quelques chefs-d’œuvre, comme d’illusoires alibis. Malgré sa dynamique authentiquement novatrice, la « musique de douze sons », notamment, semble avoir été dévoyée (comme d’autres grandes idées qui lui sont contemporaines); elle a fini par devenir un système vide, n’offrant plus aux compositeurs qu’un arsenal de prescriptions rhétoriques pour échapper à « l’angoisse générée par tout processus de création ». (4) Il en subsiste néanmoins des vestiges importants en Amérique du Nord, y compris dans de nombreuses compositions électroacoustiques.

Une autre légitimation de la musique par la science qui me semble tout aussi abusive est la transposition stricto sensu de lois qui régissent d’autres économies dans l’espoir que, appliquées au musical, elles communiqueront automatiquement leur pouvoir de cohésion. « Il est parfois de bon ton pour des compositeurs contemporains d’invoquer la science pour soutenir leur système compositionnel », écrit encore Lerdhal (105–106); « Des techniques mathématiques élaborées, en particulier, ont souvent abouti à des organisations musicales inaudibles. […] Manifestement, il faut des critères pertinents sur le plan de la perception ».

Le crédit attribué aux hypothétiques propriétés des chiffres et des formules, qui appliquées à n’importe quelle organisation en justifierait la cohérence, est loin d’être nouveau (nombre d’or, série de Fibonacci, etc.) ni d’avoir disparu avec les dernières applications de la série généralisée. L’amalgame souvent fait entre le fonctionnement de l’ordinateur (computer i.e.calculateur) et sa fonction musicale n’y est pas étranger et a fait naître bien des confusions. Il est vrai que les langages algorithmiques de cet outil virtuose se prêtent particulièrement bien à l’expression de tout concept formulé en termes et selon des modèles mathématiques. Mais « pour être authentiquement scientifique en matière de musique, il faut poser la question suivante : quelle est la nature réelle de la musique, de sorte que l’on puisse faire à son sujet des prédictions qui puissent être vérifiables ou falsifiables expérimentalement ? » (Lerdhal, 106).

Autant dire que je ne suis plus du tout attiré, et encore moins ébloui, par l’axiomatisation rigide de la composition musicale, par les déroulements de processus sonores prenant pour acquis des calculs conçus pour d’autres organismes ou encore par des transferts cybernétiques de phénomènes divers, très étrangers au domaine auditif, auxquels on prête des propriétés structurantes qui, d’un point de vue perceptif, restent à démontrer. Quant aux méthodes strictement opératoires qui font les beaux jours des congrès électroacoustiques et consistent à confier au médium le rôle du message, elles ne sont pas mon fort. Je n’ignore pas cependant que les outils que nous choisissons ne sont pas neutres ni ce que leur doit le style de chacun. Mais, précisément, opérer ces choix technologiques pour répondre à un projet esthétique, c’est déjà faire acte de composition.

Mais après, que faire ? Je me sens aussi éloigné de ces protocoles contraignants et souvent arbitraires que d’un spontanéisme qui prétend garantir l’authenticité. Quel sens puis-je donner à cette musique dans laquelle « tout ce qui fait du son est bon », certes, mais où tout ne « marche » pas pour autant, en dépit d’une tendance actuelle, politiquement correcte, à l’éclectisme. Car, face à la richesse du vocabulaire sonore et au flou des syntaxes dont nous disposons pour le moment, seule l’émergence d’un sens justifiera nos choix.

Sans me ranger, il s’en faut, parmi les formalistes pour qui « le beau […] n’est autre chose qu’une forme, laquelle […] n’a d’autre fin qu’elle même » (Hanslick), je pense néanmoins qu’une forme en mouvement est susceptible de produire du sens, ce qui, pour la musique, peut aussi s’entendre comme une progression orientée dans le temps. C’est pourquoi je suis très attentif à la construction temporelle de mon travail qui répond toujours à une certaine perspective téléologique. Ainsi, il n’est pas rare pour moi de commencer par la fin d’une pièce et d’ébaucher quelques étapes intermédiaires avant de passer au début proprement dit. J’ai besoin d’établir des rapports de causalité entre les éléments. Ce qui m’amène, bien évidemment, à penser en termes de permanence-variations, de récurrences infidèles (« … ni tout à fait la même ni tout à fait une autre… »), de développements et broderies autour de quelques axes (jalons) repérables, d’antécédents et conséquents, d’arsis-thésis, de phrasés, etc; bref d’appliquer à des morphologies et à des spectres harmoniques (notes complexes) les règles universelles de la musique. Rien que de très classique, en somme.

Et pourtant cette méthode soulève des problèmes spécifiquement acousmatiques, dont l’un des plus pointus consiste à savoir estimer les seuils de reconnaissance des morphologies soumises à des moyens opératoires puissants : jusqu’où peut-on aller trop loin? Il s’agit là d’une approche cognitive pour laquelle il ne m’est pas encore possible, malgré l’acquisition d’une expérience pratique, de décrire des lois de comportement fiables en raison de la singularité de chaque structure morphologique. Schaeffer, et avec lui Michel Chion, dit que toute modification d’un objet sonore donne naissance à un autre objet sonore. C’est exact si l’on s’en tient à la description de la chose perçue. Mais, nous savons bien que toutes les manipulations ne pervertissent pas une morphologie au point de nous la rendre méconnaissable. Tant que nous identifions, même approximativement, cette morphologie, nous avons affaire à des variations, ce qui nous permet de jouer sur la mémoire dans la durée. Mais le seuil perceptif est parfois indécis et il se produit de pures mutations matériologiques dont le compositeur doit tenir compte; bien qu’il connaisse, lui, la provenance de cette nouvelle morphologie, il doit considérer qu’elle aura perdu tout lien cognitif pour l’auditeur et que, pour celui-ci, il ne s’agira plus d’une variation mais bien d’un nouvel élément formel qui prendra donc un sens différent dans le discours musical. Aussi, je m’efforce, autant que faire se peut, d’avoir une stratégie d’écoute esthésique, proche de celle de l’auditeur, lorsque je fais évoluer par traitements successifs les matériaux-clés d’une œuvre.

Il existe d’autres moyens de varier un discours musical si l’on passe du niveau élémentaire à un niveau supérieur, celui des énoncés et de leurs orchestrations possibles grâce aux outils du studio. L’utilisation de pistes multiples est pour moi une importante source de variations obtenues par les modifications d’architecture que permettent les divers mixages, où apparaissent, disparaissent, se transforment, se colorent, changent de contexture et de fonction contextuelle, mais aussi de localisation, de trajectoire, etc. les différentes voies de mixages. Là encore, il faut rester à l’écoute et tenter d’entendre si cette forme complexe sera perçue comme une réplique de celle déjà rencontrée ou comme une nouvelle proposition.

Ces principes d’écriture, très résumés ici, ne concernent bien sûr que certains aspects de mes choix de réalisation. Mais ils me semblent assez caractéristiques de préoccupations qui apparaissent de façon constante dans l’ensemble de ma production. Il faudrait évidemment pousser les choses un peu plus loin mais cela dépasserait alors le cadre d’un simple exposé.

Montréal, mars 1995.

Notes

  1. Ainsi que l’attestent des ouvrages comme A la recherche d’une musique concrète (1952), Traité des objets musicaux (1966) et autres écrits, ainsi que des contributions nombreuses de François Bayle, Lelio Camilleri, Michel Chion, François Delalande, Stéphane Roy, Denis Smalley, Jean-Christophe Thomas, etc., pour ne citer que la mouvance schaefferienne dans laquelle je m’inscris. Mais la recherche des fondements d’une syntaxe électroacoustique est, bien entendu, menée par d’autres équipes ou chercheurs indépendants dans plusieurs pays.
  2. « Le champ morphologique; outils, concepts, écriture ». Séminaire de recherche 1995 proposé par l’INA-GRM, séance du mercredi 15 mars.
  3. Fred Lerdahl (1985), « Théorie générative de la musique et composition musicale », inTod Machover (ed.), Quoi? Quand? Comment? La recherche musicale, Paris, Christian Bourgois Éditeur, pp. 101–120.
  4. Bérénice Reynaud, « Petite introduction à l'œuvre de Richard Foreman », in Musique en jeu N°29, Éditions du seuil, Paris, novembre 1977, pp 57–84.

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